Fortunio au Comique : la délicatesse de Podalydès
Dans sa mise en scène créée en 2009, Denis Podalydès traite la comédie lyrique qu’est Fortunio, comme un drame lyrique, un cousin de Werther. De fait, le héros est mu par le même amour absolu, le même désintéressement, la même incapacité sociale. Musicalement, l’ardeur du duo final n’est d’ailleurs pas sans rappeler celui qui suit le Lied d’Ossian dans l’œuvre de Massenet. Visuellement, Éric Ruf crée un décor romantique, à la fois poétique et mélancolique, par son côté à la fois désuet et rustique, par la brume ou les flocons de neige qui habillent le plateau.
Pour réchauffer ce gris univers, le feu ardent de Dubois et le doux taffetas du vibrato de Gillet emmènent une distribution ayant pour point commun un même amour du mot, une même diction brodée, une délectation poétique identique : cela est fortuné car le livret de Caillavet et de Flers, d’une grande intelligence, se montre très fin dans le choix des termes, dans la composition très musicale du phrasé, dans la richesse des rimes. En Fortunio, donc, Cyrille Dubois alterne entre un timbre tendre et moelleux tissé d’un beau legato, et de violentes charges vocales, témoins du désespoir du personnage. Ses clairs aigus sont vibrés avec tonicité, sa ligne vocale de mélodiste lui permettant d’y déposer chaque mot avec subtilité. Après Le Domino Noir in loco ou La récente Flûte enchantée marseillaise, il donne de nouveau la réplique à Anne-Catherine Gillet, Jacqueline double face, farouche ou ardente, au port altier dans ses magnifiques costumes signés Christian Lacroix. Sa voix fine, d’une pureté légèrement acidulée et au vibrato rapide et dense, dispose d’une expressivité de la force d’une Blanche dans les Dialogues des Carmélites, rôle dont elle est l’une des références actuelles.
Franck Leguérinel (Maître André) est un cocu content, ouvrageant un jeu d’acteur suffisamment fin pour ne pas faire ressortir uniquement le ridicule du personnage, mais aussi sa grande humanité. Son timbre mat se module et se teinte pour mieux servir les passages comiques. Jean-Sébastien Bou retrouve son rôle de Clavaroche, qu’il tenait à la création de la production voici 10 ans. Bouillonnant, il se démène sur scène, construisant lui aussi un personnage plus profond qu’il n’y parait. Son timbre boisé sait se faire enjôleur pour séduire son amante ou plus brutal pour s’esclaffer des dégâts qu’il cause autour de lui. En Landry, Philippe-Nicolas Martin déploie une voix brillante et au phrasé distingué autant que nuancé, bien projetée même si quelques graves restent dans le fond de la gorge. À l’aise scéniquement, il dessine un gaillard attachant. Pierre Derhet tire profit de son petit rôle de d’Azincourt pour dévoiler un timbre corsé aux aigus éclatants. Campant son compère Verbois, Thomas Dear dispose d’un timbre riche et agréable, mais pourrait tenir plus fermement sa ligne vocale. Aliénor Feix incarne Madelon d’une voix large et moirée, pleine de promesses. Luc Bertin-Hugault est un Maître Subtil à la voix puissante et au timbre enjoué. Son vibrato manque toutefois de maîtrise, entraînant avec lui une ligne vocale autrement bien tenue. Geoffroy Buffière en Guillaume dispose d’une voix franche, large et vibrante tandis que Sarah Jouffroy est une Gertrude ténébreuse et autoritaire.
Le chef Louis Langrée, à la tête de l’Orchestre des Champs-Élysées, dirige d’un geste léger et allant une musique qui n’attend que cela dans ses parties légères. Il sait cependant gronder et tonner lors du dénouement, lorsque la musique de Messager se densifie pour mieux dépeindre le désespoir amoureux de Fortunio et les remords tempétueux de Jacqueline. Le Chœur Les Éléments se montre à son avantage, tant vocalement, les lignes se tuilant avec précision, que théâtralement.
Une fois le rideau baissé, les artistes impliqués dans la production sont rappelés de nombreuses fois par un public enthousiaste. Il règne sur scène une ambiance bon enfant et conviviale. Un esprit de troupe permis par la fidélité de l’institution à ses interprètes.