Création latino-américaine de Mitridate à Buenos Aires : 50 nuances de gris
Inspiré de la pièce homonyme de Racine (publiée en 1673) et couronné de succès lors de sa création à Milan en 1770, Mitridate, Re di Ponto de Mozart tombe dans un gris sommeil le plus complet et ne sera repris en Europe que dans la deuxième moitié du XXe siècle. Mozart a 14 ans lorsqu’il compose son premier opera seria et frappe déjà par la couleur et la complexité « mozartiennes » à l’œuvre, que la direction musicale d’Ulises Maino s’attache à faire ressentir. Le chef fait revivre cette partition avec une attention constante aux volumes de ses musiciens et aux interventions des solistes en scène. Sa direction, fluide dans le continuum gestuel mais ferme et claire dans les intentions, cherche et trouve des nuances qui font entendre Mozart dans l’adolescence gris boréal de son art, entre la blancheur de la pureté virginale des anges et les noirceurs roussies de la violence des hommes. Une jeunesse à laquelle répond celle du chef d'orchestre pour cette production, Ulises Maino (27 ans). La version proposée, d’une durée d’environ 2 heures au regard des 3h30 théoriques de l’œuvre, s’adapte aux exigences du temps, la partition et le livret ayant été réduits à leur quintessence, passant de trois à deux actes, tandis que seuls cinq des sept rôles prévus par le librettiste et le compositeur demeurent en scène.
Le ténor Santiago Martínez, dans le rôle titre, présente un ambitus ample. Le timbre est vibré, élégant, italianisant et légèrement nasalisé. Ses projections sont puissantes et perçantes dans les aigus. Elles impriment ses excès d’autorité et la mégalomanie du souverain. Son jeu théâtral est d’une sincérité brutale : faisant corps avec son personnage, sa présence scénique s’impose d’elle-même, en relais de la prestation vocale.
Dévolu à l’origine à un sopraniste, le rôle d’Arbate est confié à la soprano María Virginia Savastano qui s’illustre à nouveau dans un rôle masculin après avoir été entendue récemment dans celui du Petit Prince. La voix est haute et forte, les modulations saines et souples. L’assurance et la maturité vocale de cette jeune soprano sont plus sensibles et surprenantes lors du deuxième acte. L’engagement dramatique complète utilement la construction de son personnage du Gouverneur. Le contre-ténor Martín Oro est Farnace, fils aîné de Mitridate. Sa ligne vocale, claire et homogène, présente une agilité qui sert les crises de son personnage. Qu’il chante ou qu’il crache (sur la tombe de son père), ses projections, très corporelles et viscérales, sont virulentes. Le jeu qu’il manifeste sur les volumes et le phrasé, en contraste avec ce tempérament de feu, est à l'image de son investissement théâtral.
Florencia Burgardt (soprano) n’est pas, de fait, le fils cadet de Mitridate (tenu normalement par un contre-ténor), mais sa fille. Ce Xifare au féminin, portant toutefois un costume masculin mais ne perdant rien de sa féminité dans ses gestes et ses déplacements, possède une voix à la fois rosée, fraîche, mais aussi haute et puissante, compatible avec le personnage androgyne qu’elle incarne. Si les coloratures peuvent, ponctuellement, manquer un peu d’assurance, le vibrato produit en revanche des modulations élégantes, tandis que le phrasé est ondoyant et délicatement ourlé. Son duo amoureux avec Aspasia, du plus bel effet visuel (enlacement des deux corps féminins) et vocal (unisson des tessitures et union des timbres), ouvre en outre une perspective de genre qui renouvelle l’intrigue.
Aspasia, de son côté, est chantée par Constanza Díaz Falú (qui a incarné cette année la Reine de la nuit au Teatro Avenida). Sa voix claire et posée de soprano léger (le timbre est très lumineux) habille et impose avec succès la fragilité émotionnelle de son personnage. Ses envolées aériennes maîtrisées compensent des médiums manquant parfois un peu d’assise ou de rondeurs. Une ferveur et intensité dramatiques caractérisent le jeu d’actrice.
Le spectacle, accueilli avec beaucoup d’enthousiasme, tient en partie sur la solidité de ces jeunes chanteurs, tous très investis dans leur rôle. Mais c’est aussi la mise en scène audacieuse de Julián Ignacio Garcés qui est saluée. La beauté et l’ingéniosité plastiques de la conception scénique, minimaliste et s’inscrivant dans une multitude de nuances sous de savants jeux de lumières (Verónica Alcoba), du gris souris au gris anthracite, frappent le spectateur. Placée devant un mur ouvert gris marbré, circulaire et concave, une masse rectangulaire au centre de la scène, figure le tombeau de Mitridate au premier acte et donne à l’ensemble les allures d’une chambre funéraire. Elle sert aussi de table pour le repas familial à l’acte suivant, qui tourne au jeu de massacre (scénographie de Diego Cirulli). Ce n’est pas tant le régent qui est enterré (Mitridate avait feint sa mort) que son autorité et son pouvoir. Tout est mis en œuvre pour symboliser la décadence d’un régime qui se délite, littéralement. Les dalles environnant cet autel craquent petit à petit et se rompent sous les pas de ses proches. Le chaos et la folie s’emparent de la scène de façon spectaculaire : Mitridate, agenouillé sur l’autel, précipite son propre destin en détruisant ce monticule rectangulaire fait de la terre de son propre tombeau, tel un enfant anéantissant son propre château de sable noir.
Cet enterrement en creux n’est peut-être pas, finalement, celui que l’on croyait. Le 50e anniversaire du cycle d’opéra de chambre, sous ses 50 nuances de gris, sonne aussi le glas de la collaboration du Teatro Colón avec Marcelo Lombardero, ce dernier déplorant le manque d’intérêt de la part de la direction de l’établissement à l’égard de la programmation opératique de chambre. Les temps sont parfois gris sous la coupole azurée du célèbre théâtre de Buenos Aires.