Première adroite à Bastille pour le Prince Igor
L’Opéra de Paris est décidément aux petits soins pour son public en cette entrée au répertoire du Prince Igor de Borodine. Dans le programme de salle, le Directeur musical Philippe Jordan annonce en effet que le troisième acte a été coupé pour que le spectacle ne soit pas trop long (l’ouverture étant replacée avant le quatrième acte). De son côté, le metteur en scène Barrie Kosky y explique qu’il lui a fallu transposer le récit dans un univers familier au public parisien, ce dernier ignorant les faits historiques relatés dans l’opéra. De fait, à part dans le Prologue (une coupe d’église orthodoxe), les décors et costumes sont peu dépaysants pour des parisiens fréquentant régulièrement les salles d’opéra : une villa avec piscine et militaires en treillis et kalachnikov à la main pour le palais d’Igor, salle de torture avec giclées de sang au mur pour celui de Kontchak, et tronçon d’autoroute pour le retour à Poutivl. Ce dernier décor, qui génère des rires dans le public au lever du rideau, a pour but d’éviter le happy end final : Igor et sa femme, transformés par les épreuves et décrédibilisés par les échecs, sont condamnés à une vie d’errance. C’est donc le manteau royal qui est ensuite acclamé ironiquement par le peuple, lui-même en exil suite à la destruction de sa ville.
Ce tourment et retournement final n’est pas le seul contresens volontaire de Barrie Kosky. Rien n’indique en effet à l’acte II que Kontchak serait un tyran tortionnaire, son seul objectif étant même de créer une alliance avec Igor à qui il promet la libération en échange d’un pacte de non-agression. Il l’invite même, à l’origine, à admirer les très célèbres danses Polovtsiennes. Ici, point de cadeau de la sorte, c’est donc dans son imaginaire qu’Igor assiste au spectacle : des figures cauchemardesques, alliant le comique à l’horreur, se succèdent. Après les Indes galantes (lors de l’autre entrée au répertoire de la saison), c’est de nouveau la chorégraphie (signée Otto Pichler) qui offre le moment le plus puissant de la soirée.
L’autre grande satisfaction du public vient du plateau vocal. Igor à la stature de guerrier, Ildar Abdrazakov dispose d’une voix profonde et claire, au timbre voisé et aux riches résonances. Sa puissance vocale se manifeste dans tous les registres. Théâtralement, il fait vivre le texte par un engagement de chaque instant. Sa femme, Iaroslavna, trouve dans la charismatique Elena Stikhina une interprète au jeu théâtral placé sur courant alternatif, d’une intensité inflammable ou totalement absent. Sa voix reste en revanche en permanence capitonnée. La fraîcheur de ses aigus, la rondeur de son vibrato, ne s’altèrent pas dans l’intensité qu’elle offre en contrepoint des chœurs au premier acte. Anita Rachvelishvili est une Reine Kontchakovna à la projection souveraine, aux vibrations sereines et à la voix souterraine, presque barytonante. Le velours de son timbre reste agile, sa conduite vocale s’élevant en épaisses volutes d’un souffle long et vaillant. Pavel Černoch est un Prince Vladimir écorché au phrasé tranchant. Son timbre riche et clair monte sans difficulté dans des aigus souples et bien projetés.
Prince Galitski bon vivant, Dmitry Ulyanov, au port de voix aiguisé, ajoute une légère acidité à sa voix solide et imposante afin de parfaire son personnage fourbe, grossier et haïssable à souhait. Dimitry Ivashchenko assombrit une voix de basse chantante, mais se trouve à la peine dans les extrêmes graves de sa partition. Les interprètes des déserteurs Skoula et Ierochka s’accordent par un théâtre bouffe, des timbres rieurs et des glissandi d’ivrognes. La basse Adam Palka propose une voix large au phrasé percutant tandis que le ténor Andrei Popov est doté d’une voix pincée puissamment projetée.
Dans un style très slave, Vasily Efimov campe un Ovlour fou et bourré de tics, à la voix claire et percussive. La Nourrice de Marina Haller reste peu sonore mais laisse toutefois entendre une voix au métal acéré. La Jeune Polovtsienne trouve en Irina Kopylova une interprète discrète de par son chant mat, mais dotée d’un timbre doux et d’un vibrato à la vivace légèreté.
Philippe Jordan conduit l’Orchestre de l’Opéra de Paris d’une gestique esthétique et attentive au plateau. Il obtient en retour une interprétation fine et élégante, exploitant tous les registres de nuances. Le Chœur de femmes de l’Opéra construit un tuilage subtil et nuancé de voix aigues, tandis que les hommes manquent de basses pour rendre pleinement la puissance chorale russe. Tous sont en tout cas très en place rythmiquement.
Si le public se montre chaleureux avec l’équipe musicale, ce « Prince Igor sur l’autoroute » paie le même tarif que « Rigoletto dans un carton » et « La Bohème dans l’espace » : un concert de huées accueille Barrie Kosky, qui aura toutefois une nouvelle chance de séduire le public français dès la semaine prochaine, lors de la première d’Un Violon sur le toit présenté à Strasbourg et travaillé parallèlement.