Cadmus et Hermione de Lully, modèle du genre pour un quadruple anniversaire à Versailles
350 ans avant cette saison 2019/2020, par la Lettre patente du 28 juin 1669, l'Académie d'opéra obtient le monopole royal sur l'art lyrique. Seulement trois années plus tard, Lully s’accapare ce Privilège et offre l'année suivante la première tragédie lyrique, marquant la naissance d'un genre national : Cadmus et Hermione. L’Opéra Royal se devait donc de proposer cette œuvre, l'institution de Versailles fêtant également ses 250 ans (il est inauguré en 1770, les travaux ayant été initiés dès 1685), et les dix ans de sa réouverture après rénovation (dont nous parlait son Directeur, Laurent Brunner en interview). Cadmus et Hermione célèbre aussi un premier anniversaire et une nouvelle promesse d'avenir et de modernité pour Versailles puisqu'il rejoindra le nouveau label discographique maison lancé l'année dernière.
Cadmus et Hermione, première tragédie lyrique fait donc figure de modèle du genre ayant pour mission de créer un genre national, ce qu'il fait comme souvent (voire toujours) d'après les genres typiques d'autres nations : Italie (patrie de l'opéra, genre qu'il fallait ici franciser comme le compositeur Lulli francisa son nom en Lully), Grèce, Angleterre. Cadmus et Hermione ressemble en effet beaucoup à Didon et Énée de Purcell mais en doublant ses proportions (aux dimensions de la tragédie en cinq actes à la Française -marquée par Racine et Corneille, inspirée de la tragédie Grecque). L'opus français n'est pas structuré sur un duo entre Énée et Didon suivi du Lamento de celle-ci, mais sur deux de ces longs sommets : deux duos entre Cadmus et Hermione, le premier suivi du Lamento d'Hermione, le second du Lamento de Cadmus. C'est toutefois une histoire fort similaire qui est narrée dans ces deux opus inspirés tous deux par la mythologique grecque, avec un héros accomplissant des exploits mais devant faire des adieux à l'héroïne dont il est tombé amoureux, chez elle lors d'un périple.
Cadmus interprété par Thomas Dolié peut ainsi déployer la puissance tragique de son chant, au service de l'élégance princière. Son baryton (déjà fort apprécié dans d'autres tragédies et qui sera à retrouver pour Platée ainsi qu'Acanthe et Céphise) a la matière d'un grave sourd et vrombissant mais sans étouffer l'articulation. Sa voix de commandeur imprime l'intensité d'un volume large mais précis, à la projection chaleureuse. Il amplifie et déploie la matière tout en contrôlant ses inflexions vers la douleur de l'amant et la douleur du fier héros.
Adèle Charvet, Hermione émue, cherche la justesse de la voix comme elle cherche son amant des yeux mais la chaleur du médium est déjà présente, il s'allège comme accompagné du tendre mugissement amoureux. Renforçant l'héritage italien de l'opus et de cette interprétation, son Lamento rappelle ceux de la nymphe et d'Ariane (également une princesse abandonné par son héros) composés par Monteverdi : le monologue s'adresse directement à l'Amour en personne (qui vient même la rejoindre sur scène) en faisant rimer douceurs et douleurs obstinées (comme la lamentation de Didon).
Les hauts panneaux fleurdelysés d'or aux armes royales posent sur scène un écrin-décorum à cette tragédie galante en version de concert, et renvoient aussi, sur un plan acoustique, les accents toniques des amants et des instruments -marqués d'emblée par le Poème Harmonique de Vincent Dumestre. Si les rythmes à l'intérieur des phrasés en imitation sont ensuite brouillés, ils sont aussi la conséquence de timbres typiques (instruments baroques assumant les crissements et grincements, cornemuse, tambourin populaire, flûtiau joué d'une main tandis que l'autre frappe le tambour, et même la machine à tonnerre et la plaque à éclair). D'autant qu'ils savent se rejoindre sur les harmonies des accords et des plages de douceur (notamment l'ensemble de flûtes à bec). Les musiciens ne faiblissent point et animent constamment la partition de très nombreux changements dynamiques, sacrifiant la constance du récit classique de Lully (parfois décrié comme monotone) au profit d'une constante variété dynamique. Les grands contrastes de lignes et de timbres accentuent et étirent encore les archets, comme les appuis marquetant les bois. L'Ensemble Aedes préparé par Mathieu Romano chante le prologue puis prend le temps de repartir en coulisses pour revenir dans la seconde partie. En place, leur effectif à 17 suffit pour déployer leur chant avec précision et l'admiration pour l'astre solaire (métaphore de Louis XIV).
Le reste des solistes vocaux voyage entre ce sérieux dans la ligne et cette expressivité de timbres, notamment renforcée par la prononciation en vieux français (les oi sont oué et toutes les lettres sont chantées, y compris les consonnes finales -ce qui renforce certes les rimes mais révèle aussi lorsque les interprètes font des erreurs d'accords et de syntaxe). Le Dieu Pan de Lisandro Abadie a même l'accent du Sud-Ouest, naturellement chantant mais peu projeté (le grave peu audible), ce qui ne l'empêche pas de grandement varier les caractères, fanfaron et couard. Sa voix reflue de suite et entre les grands appuis cinglants et sifflants de sa ligne, parfois très tirée et glissée. L'aigu s’éclaircit et se lève lorsqu'il chante en Arbas (confident de Cadmus). Nicholas Scott s'anime et s'agite pour figurer la nourrice, sans perdre sa voix dans ce rôle traditionnel de l'opéra (contrepoint comique exagérant son accent et son pincement).
À l'opposé, Guilhem Worms doit camper Le Grand Sacrificateur toujours sans décor, accessoire ni artifice et dans un plateau vidé de ses solistes : il prend le parti de la sobriété protocolaire, la posture droite comme la voix, ample et roide. L'assise et le volume de son invocation emportent toutefois le chœur dans un accent léger et chantant avant qu'il n'invoque le Dieu Mars. Pour figurer celui-ci, n'ayant pas le grave le plus sombre du plateau et des aigus tendus, Virgile Ancely doit grossir sa voix, après avoir chanté la créature (Draco) de ce Dieu protégeant sa fille Hermione envoyée contre Cadmus.
Enguerrand de Hys a un vibrato tremblant mais un ténor à l'appui froncé, loin des couleurs lumineuses et radieuses qu’appelait son rôle, lui qui incarne le soleil. Certes, sa domination des trios sur l'assise vocale confortée rappelle que l'astre du jour est une métaphore du Roi Louis XIV martial. La palette des solistes sait aussi se combler et se compléter les uns les autres, en s'unissant dans les ensembles, pour former des accords plus complets, notamment avec deux ténors : engorgé mais déployé pour Benoit-Joseph Meier (L'Envie et le Premier Africain), moiré appuyé pour Kaëlig Boché (Echion, Second Africain). Olivier Fichet, Second Prince Tyrien qui impressionne par sa stature physique et son animation vocale, n'est toutefois pas soutenu par un appui aussi sûr.
Brenda Poupard exige de s'accrocher aux surtitres, heureusement fournis (la production profite du fait que l'œuvre a déjà été montée en version scénique et gravée par le Poème Harmonique pour reprendre ses sur-titres bilingues, qui indiquent même quel personnage s'exprime :fort utile pour une œuvre moins connue du public). La voix de la mezzo se fait tour à tour sage et vengeresse. Elle est la seule femme du plateau à ne pas être habillée d'une belle robe pourpre, sa tenue couleur noir et bleu foncé représentant le sérieux marial de Junon. Pourtant, elle doit aussi chanter L'Amour, d'un grave plus doux, cotonneux et au volume étouffé. Très impliquée (même quand elle ne chante pas), Marine Lafdal-Franc en Aglante, Pallas et Hymen la seconde d'un médium souple et franc mais sa voix est déséquilibrée vers l'aigu (le chant et les résonances s'y perchent).
Les premières interventions incertaines d'Eva Zaïcik ponctuent des tableaux d’ensembles, mais elle reprend ses moyens dans un grand sourire et même des éclats de rire par lesquels elle éconduit les séducteurs (son personnage de Charité porte bien mal son nom, mais fait une leçon de femme libre, à la voix dansante, sans négliger une suavité qui nourrit le timbre comme le caractère).
Cette tragédie est bien "lyrique" et elle refuse la fin dramatique de ses modèles : à peine Cadmus a-t-il fini sa terrible lamentation, que tout s'arrange en un coup du sort soudain, pour célébrer son union avec Hermione. Les ennemis et les Dieux se repentent et deviennent les amis fidèles de ce couple royal, acclamé comme tel par le public.
Vidéos de Cadmus et Hermione mis en scène il y a 10 ans par Benjamin Lazar, avec déjà Le Poème Harmonique de Vincent Dumestre :