La métaphysique des fluides d’Iván García à la Usina del Arte de Buenos Aires
Iván García est
une basse-monde. Habitué de la scène du Teatro Colón (notamment entendu récemment dans Le Petit Prince et Ariane à Naxos),
ses inflexions vocales embrassent
ici un Nouveau Monde :
des
titres liés à des territoires amples et vastes comme ceux bordés
par ces fleuves improbables du continent américain. Son timbre rond,
volubile, soyeux et noble, qui sied si bien au Peuple Noir des
Amériques, conte toutes les douleurs, toutes les couleurs des
origines et de l’identité, de la nostalgie et du rire. Ce rire
éclatant comme
un soleil caribéen,
béant
comme l’envergure vocale de la voix d’Iván García. Et des
larmes aussi chaudes que des pluies tropicales : celle du
déracinement, de l’esclavage, d’une négritude réenchantée
face au poids de l’Histoire.
Entre fleuves enracinés et larmes d’émotion, la fiesta d’Iván García invite à une métaphysique des fluides qui touche (à)
l’Homme et (à) ses tréfonds, tout comme elle fait danser la Femme
et réjouit l’Enfant.
Ce n’est pas un concert, c’est une procession qui s’ouvre : le chaman Iván García, une fois prononcée l’invocation yoruba (Afrique de l’ouest) à Yemaya, la Reine des eaux, peut réveiller et faire chanter les morts. Ce sont alors des paysages vocaux d’un exotisme rare qui se dégagent : les chansons du compositeur américain Aaron Copland dévoilent d’étonnants contrastes. La voix qu’Iván García lui prête est à la fois douce et forte, suffisamment haute et claire, pour une basse, afin de jouer de dualités mélodiques avec le piano de Mariano Manzanelli. Le velouté et la tendresse des pianissimi sur Long Time Ago, qui rehausse l’intimité de l’instant, tout comme les onomatopées animalières de I Bought me a Cat, qui font mouche auprès d’un public riant, surprennent. C’est à l’exhumation de tout un répertoire que celui-ci a bien conscience d’assister.
Le chanteur se fait aussi récitant de poèmes sur la thématique fluviale : des textes de l’Américain Langston Hughes, du Dominicain Manuel del Cabral, du Cubain Nicolás Guillén et de la Vénézuélienne María Fernanda Palacios alternent avec les rituels chantés. Des interludes instrumentaux ménagent aussi des pauses poétiques d’un autre genre : ainsi les Trois Préludes de Gershwin, pièces brèves pour piano solo trop rarement interprétées, constituent-ils des respirations jazz techniquement maîtrisées et fort à propos dans ce récital à la croisée des genres et des cultures.
Le chanteur lyrique se double d’un vocaliste multifacette. Les techniques vocales aiguisées par l’art lyrique (souffle, vibrato et respiration, soin apporté aux phrasés) sont largement convoquées par Iván García pour chanter, sans micro mais avec ferveur et foi, des classiques du Negro spiritual qui ont ici le grand intérêt d’être interprétés dans leur beauté et leur minimalisme originels : chant, tambour et percussion corporelle. La prestation de la basse, par l’ambitus de sa voix et ses ressources corporelles, faisant songer aux performances de Bobby McFerrin (et comme ce dernier, il chante pieds nus).
La chanson cubaine traditionnelle et les fleuves Cauto et Toa, qui arrosent la perle des Caraïbes, sont aussi à l’honneur. Encadré par de nouvelles invocations aux racines de l’Afrique de l’ouest (Lamento Negroide de Gonzalo Roig et le chant ancestral Canto a la deidad Yemayá), l’habanera et le son cubain (Pablo Sorozábal et Eliseo Grenet) déploient l’ambiance festive sous un angle plus tropical, alors que le chanteur imite le parler créole des Cubains dont l’espagnol gomme tous les s en fin de mot (Tu no sabe inglé, pour Tu no sabes inglés, Toi, tu sais pas parler anglais). Les percussions de Leowaldo Aldana, qui témoigne d’une grande habilité sur des instruments folkloriques, sont à l’honneur durant cette partie du récital. Les rythmes syncopés de cette étape afro-caribéenne s’accompagnent aussi de danse : à l’image des corps, la voix elle-aussi, trouvant des volumes qui témoignent des qualités articulatoires d’Iván García, tournoie et circule dans l’air désormais réchauffé de la salle de chambre de la Usina del Arte.
La marche vers le Sud du continent trouve tout naturellement dans l’Orénoque et le Vénézuela natal d’Iván García une étape incontournable qui voit un troisième accompagnateur entrer en scène : Fraimer Reyes, joueur enthousiaste de cuatro, cette petite guitare à quatre cordes (d’où son nom), icône du folklore vénézuélien. Le duo du joueur de cuarto et du percussionniste, alors aux maracas, rivalise de virtuosité. La voix, tantôt parlée, tantôt chantée, parfois a cappella, est bien plus que l’organe vocal : elle est la veillée festive des morts et la joie des vivants, elle est l’âme d’une négritude réincarnée dans le corps d’Iván García autour de ces joropos (La Mónica Pérez de Vicente Emilio Sojo et Quirpa guatireña de Vicente E. Sojo), genre à la croisée d’influences africaines et européennes d’où pointent des vocalises projetées avec netteté, dignes des chansons d’opérette de Dario Moreno.
Le Rio de La Plata, qui sépare l’Uruguay de l’Argentine, est enfin le point de débarquement d’un public qui s’enflamme sur les rythmes du Candombe, ce classique du folklore uruguayen, alors que retentit une cuerda de tambores, une batterie de trois tambours traditionnels de ce pays. Hauts comme des congas mais portés en bandoulière, ils sont plus dodus dans leur forme et plus secs dans leurs sonorités puisque frappés à l’aide d’une baguette d’une main tandis que l’autre reste nue au contact de la peau du tambour. Ces percussions de fête font lever le public qui applaudit à tout rompre Iván García et l’ensemble de ses musiciens. La fiesta se poursuit dans de nombreux rappels qui signent le succès d’un spectacle très original et particulièrement bien pensé.