À Limoges, l’opéra comme un monde de sauvages
Né à l’initiative de la
compagnie bordelaise “Éclats” et de son fondateur-directeur
Stéphane Guignard, Jungle se présente comme un “opéra
sauvage”, ayant pour vocation essentielle de permettre la “mise
en contact de l’enfance avec le monde lyrique” (comme écrit dans
la note d’intention). Ainsi, c’est d’un véritable standard de
la littérature jeunesse que s’inspire ce projet musical : le Livre
de la Jungle, de Rudyard Kipling. Comme dans le livre (ou le
dessin animé), l’opéra relate l’histoire d’un
jeune homme, Mowgli, né parmi les animaux et qui, au gré de
déambulations à travers la forêt, se trouve confronté à
différentes tribus animales, tantôt accueillantes, tantôt
hostiles. Puis il rencontre les hommes, pas forcément plus
accueillants que tigres et loups, et voilà alors Mogwli confronté à
l’existentielle question : homme né parmi les animaux, qui est-il
vraiment ? Et qui sont réellement les siens ?
Un souci constant du dynamisme
Volontiers empli de philosophie, notamment celle qui interroge la place de l’homme dans la société (mais aussi l’avenir de la planète face au changement climatique), Jungle se présente donc comme un spectacle invitant à réfléchir sur la question de la différence, de l’identité et de l’intégration. Mais parce qu’il est avant tout destiné aux enfants, ce spectacle doit aussi (et surtout) paraître ludique, et sans cesse captivant. Pour ce faire, la mise en scène (de Stéphane Guignard) et la scénographie (signée Philippe Casaban et Eric Charbeau) sont guidées par un souci constant du dynamisme. Lequel est largement au rendez-vous grâce au plein investissement des quatre protagonistes principaux qui sont tout à la fois : chanteurs, danseurs, acrobates, conteurs, comédiens et instrumentistes. Que de mouvements, de sauts, d’éclats de voix et d’entrecroisement d’arts, donc, sur une scène dominée par la couleur verte (ambiance tropicale oblige), bâtie autour des six lettres du mot Jungle en format géant, et occupée par des structures mobiles qui forment à la fois pierres, barques et rochers.
Endossant plusieurs rôles au gré des divers changements de costumes, aussi bien humains qu’animaux, les membres de ce quatuor survitaminé donnent pleinement et continuellement vie au déroulement de l’intrigue, marquée par l’alternance de passages chantés, de dialogues parlés et de narration pure. Le langage de la narration, d’ailleurs, est lui-même un langage qui intrigue, donc captive (à bien des reprises l’auditeur se demande quels mots sont en train d’être prononcés). Là encore, la note d’intention apprend qu’il s’agit en réalité d’un langage nouveau, fabriqué pour l’occasion par la librettiste Sandrine Roche et marqué, à renfort d’onomatopées et d’interjections, par une sauvagerie de circonstance (n’en déplaise aux esthètes des alexandrins et des rimes riches).
Un quatuor vocal multifonctions
Sauvage. Ainsi donc se caractérise Jungle, spectacle hybride faisant tantôt songer à un semi-opéra baroque, tantôt à quelque oeuvre lyrique de Schoenberg ou Berg, orchestre et effectifs pléthoriques en moins. En effet, point de phalange symphonique en l’espèce pour assurer l’accompagnement musical, seuls des instruments disposés ici et là (clarinette, flûte, accordéon, tambours) dont disposent les acteurs au gré des besoins dictés par la partition du compositeur Jean-Christophe Feldhandler. Un compositeur qui a apporté un soin tout particulier à la partie chantée, en faisant appel à quatre voix mixtes capables de passer avec élasticité d’une voix parlée à une émission chantée.
Lorsque les artistes chantent, précisément, de beaux timbres se font entendre, tel celui de Clara Pertuy. Riche d’une voix aux chaudes intonations, projetée avec autant d’aisance que d’ardeur, la mezzo-soprano sait aussi user de son instrument vocal particulièrement élastique pour aller vers le “groove” avec un rendu épatant. Le contre-ténor Sylvain Manet (qui interprète notamment le tigre Sherkan) possède aussi une voix propice aux acrobaties, s’étendant sur une ligne de chant ample et de belle tenue, avec un usage maîtrisé de la voix de tête lui permettant d’atteindre sans mal de valeureux aigus. Parce que sa voix porte haut et fort, le baryton Halidou Nombre n’a aucun mal à être un crédible Baloo, ours jamais mal léché et, en l’espèce, porté par le timbre rond et affirmé du jeune chanteur français. Enfin, dans la peau d’un Mowgli en quête de ses origines, Vivien Simon livre une performance tout aussi pétillante et engagée que celles de ses partenaires, avec en l’occurrence une voix de ténor aux intonations encore juvéniles mais ne manquant pas de couleurs et de relief, ni de sens de la musicalité et de maîtrise dans le phrasé.
Endurants, engagés et appliqués dans l’exécution de leurs fonctions diverses, les quatre protagonistes montrent donc qu’ils sont des chanteurs affirmés, capables de beaux ensembles polyphoniques. Capables aussi, dans un même spectacle, de passer du cri d’animal au chant lyrique, en passant par l’exécution de chansons de variétés. Jungle, ainsi, exploite les capacités de l’instrument vocal, pour mieux montrer toute la richesse de l’art du chant à un jeune public qui semble apprécier l’initiative.
Proposé à trois reprises sur la scène de l’Opéra de Limoges (dont une représentation ouverte à tous les publics), cet “opéra-sauvage” est désormais appelé à démarrer une vaste tournée, notamment dans le sud-ouest de la France. Il est attendu à l’Auditorium de l’Opéra de Bordeaux les 8 et 9 novembre puis à Tours en mars 2020.