Les Pêcheurs de Perles à Clermont-Ferrand, Morphée et Cupidon dans un même filet
Créée en début d’année à l’Opéra de Pforzheim en Allemagne, vue cet été au Festival de Saint-Céré et à l’Opéra de Vichy (notre compte-rendu), cette production estampillée Opéra Éclaté se signale d’abord par le parti pris des metteurs en scène, Olivier Desbordes et Éric Perez. Ces derniers placent le spectacle sous le sceau d’un songe dans lequel est plongé le trio des amants, Leïla, Nadir et Zurga, à qui l’on prête en l’espèce un imaginaire bien fertile. Sur la grande plateforme déployée au milieu de la scène (faisant comme l’effet d’un coquillage géant), où seuls évoluent ces trois personnages, des projections vidéos font apparaître dès le lever de rideau diverses images animées : un jeune homme chassant au harpon sous la mer, un défilé militaire, une fête rituelle et des visages typiques de tribus que l’on imagine cinghalaises (ancrage géographique du livret).
La vidéo comme outil du songe
De fait, les metteurs en scène entendent surtout donner l’illusion d’un pays inconnu, étrange, et fantasmagorique, à travers ces images représentant « les hallucinations et angoisses des personnages » (dixit la note d’intention). En somme, l’emploi de la vidéo sert moins le cadre supposé de l’action que le songe dans lequel évolue le triangle amoureux. L’effet ne saute pas aux yeux, moins en tout cas que ces images qui défilent (parfois bien vite) dans les moments les plus intenses de l’intrigue, et qui détournent souvent l’attention de l’essentiel : les chanteurs. Lesquels ne se démarquent guère par leurs habits, du reste : chemises et cravates pour Nadir et Zurga, robe et talons pour Leïla. Là aussi une volonté assumée par les metteurs en scène de laisser chacun habiller ces personnages comme il le souhaite (et pourquoi pas comme ces pêcheurs joués par des choristes qui, eux, arborent de blanches et belles tenues traditionnelles).
Travaillée et pensée à dessein (Les Pêcheurs est une œuvre de jeunesse de Bizet, et la jeunesse est la période où les rêves sont les plus fertiles, justifient encore les deux metteurs en scène), cette mise en scène ainsi dédoublée (l’espace du songe sur l’espace central, l’action « réelle » sur les côtés) sert plutôt efficacement, en tout cas, ce postulat d’un rêve éveillé et incarné. En outre, en plus de lumières certes minimalistes mais donnant lieu à de beaux jeux d’ombre, des usages matériels sont plutôt bien trouvés, tel ce filet duquel s’extraient les personnages au lever de rideau, comme rentrant au pays des rêves, avant de se replonger dessous pour la fin du spectacle, et donc du songe. Cette scénographie contraint toutefois les chanteurs dans leurs mouvements et leurs déplacements, en faisant d’eux davantage des objets au service de l’imaginaire que de véritables protagonistes de l’action.
Un triangle amoureux
Avec son timbre clair et puissant, Serenad B. Uyar incarne une éclatante Leïla, aussi vibrante dans ses déclarations d’amour à Nadir que dans son imploration à la grâce faite à Zurga. Ample et envoûtante, la voix de colorature de la soprano turque se déploie sans difficulté jusqu’à d’exquis aigus, projetés avec force mais toujours avec maîtrise. Seul manque à cette belle performance un soupçon d’engagement scénique supplémentaire (mais comme retenu par la mise en scène). En Zurga, Paul Jadach impose d’emblée une autorité vocale. Le baryton polonais, dont le souffle n’est jamais court, use savamment d’un instrument vocal puissant et au timbre affirmé, également ardent sur la largeur de la tessiture. L’incarnation de l’amoureux trahi mais prêt au pardon, dans l’acte III (« Oh Nadir tendre ami de mon jeune âge ») est remarqué pour son intensité.
Dernier membre du triangle amoureux, Nadir est campé par Mark van Arsdale. En plus de faire montre d’une réelle maîtrise de la langue française, le jeune ténor américain s’illustre par une voix pleine et robuste, à la projection constante, brillante sans être jamais forcée outre mesure. Interprétée avec toute la sensibilité requise, sur le fil d’un soyeux mezza voce, la Romance est de très belle tenue. Bel engagement scénique aussi que celui de ce Nadir, dont la complicité avec Leïla donne lieu à des duos d’une grande force musicale et dramatique (notamment dans le magnifique air « Ton coeur n’a pas compris le mien », à l’acte II). Enfin, le Nourabad de Jean-Loup Pagésy est pleinement impliqué dans le jeu scénique (juste froideur et sens idoine de l’autorité) comme dans le chant. La basse française possède une voix profonde, ardemment timbrée, dont les contours sont d’autant plus sublimés par le caractère intimiste de la salle clermontoise, ce qui ne gâche rien. Avec en outre un réel souci du phrasé, Jean-Loup Pagésy en impose, et fait regretter la brièveté de son rôle.
Le chœur d’Opéra Éclaté dégage toute l’homogénéité et la puissance nécessaires, sachant se mettre au diapason d’émotions diverses (prosternation, imploration et colère) notamment en refermant l’acte II après que Nadir et Leïla ont été démasqués par Zurga. Conduit par Gaspard Brecourt, l’Orchestre du même Opera Eclaté composé de 25 musiciens livre une prestation alternant fougue et sensibilité. L’écoute et la coordination entre pupitres est palpable, et quelques instrumentistes (hautbois et trompette, entre autres) se distinguent par de très appréciables soli.
Au baisser de rideau, c’est ainsi une belle ovation qui vient saluer cette production. L’Opéra Éclate reviendra au printemps prochain à Clermont-Ferrand pour une représentation du diptyque Cavalleria Rusticana-Pagliacci.