Par-delà le sonore, les Incantations à la Philharmonie de Paris
Deux
percussionnistes, seuls sur scène et face-à-face. Alors que les
lumières ambiantes de la Salle des concerts de la Philharmonie de
Paris s’estompent, la recherche de la Stèle (nom de l’opus)
commence. Du plein silence naît le frottement d’une peau,
instaurant un doux bruissement sourd d’où les premiers patterns
rythmiques s’ébauchent. Des formules rituelles, où la battue
métrique de l’un vient répondre aux sursauts de l’autre,
instaurant une impression de symétrie asymétrique qui retourne au
silence, à la caresse de la peau, originelle et primitive. Cet opus
de Gérard Grisey introduit un concert intitulé « Incantations »
porté par Matthias Pintscher et l’Ensemble intercontemporain. Il
sonne comme un prélude à une soirée tournée vers la mystique où
se retrouvent l’Ofaním (1988) de Luciano Berio pour voix de
femme, deux chœurs d’enfants, deux groupes instrumentaux et
électronique en temps réel et l’Hiérophanie (la
révélation du sacré) de Claude Vivier pour soprano et ensemble,
création française d’une œuvre écrite en 1970 par un jeune
compositeur de 22 ans et déchiffrée par la mise en espace de Silvia
Costa. À travers ce programme, une même attention est consacrée à
la musique comme expression du sacré, comme voix appelant un
ailleurs méta-physique. Un mouvement global parcourt ainsi les trois
opus de l’introduction percussive à la véritable performance
réalisée pour incarner l’Hiérophanie, de même que le
chiffre 2, qui s’incarne constamment sur scène par une
symétrie binaire (l’effectif instrumental comme vocal réparti en
deux blocs, les deux groupes de disques solaires dans la mise en
scène de Silvia Costa) invitant les jeux de réponses et créant un
point de perspective entre ces deux groupes (la voix attendue de la
contralto Noa Frenkel, Matthias Pintscher et Marion Tassou en
personnages mythiques).
Si le temps fort du programme est donné à la création française de Claude Vivier, celle-ci montre surtout un intérêt historique. Créée en 1970, sa cinquantaine sonne en effet, et révèle expressément des artefacts déjà vus et attendus depuis : les structures (la circularité), la vaste part laissée à l’improvisation (la lecture d’extraits d’Alice aux pays des Merveilles pendant le Salve Regina de la voix, les lignes mélodiques des musiciens), comme le caractère éclaté et sporadique de toute intervention contrainte à sa propre destruction, ce qu’incarnent les mots martelés par la soprano (« Vie », « Mort », « Silence », « Parole ») suivis d’un éclair. Vêtus de noir (le mot « Hiérophanie » réparti lettre par lettre sur les tuniques), les musiciens de l’Ensemble se donnent à corps perdus dans cette quête de transcendance théâtralisée, tout comme leur chef qui y prend activement part comme un Hermès au casque ailé appelant Hadès. Plus sobre en apparence dans la présentation, l’Ofaním de Luciano Berio emporte davantage l’adhésion. Il ressort de cette œuvre une expérience du temps singulière, corroborée par les nombreuses boucles et mouvements cycliques, les effets de l’électronique en direct puisant dans le matériau chanté ou joué pour créer des effets d’échos, ainsi que des déformations, des dissonances temporelles qui irriguent l’espace. Le langage musical contribue par ailleurs grandement à cet accueil renouvelé, explorant des contrées où les unissons les plus purs côtoient les plus vives dissonances et clusters (grappes de sons rapprochés, collés), et que les soufflants de l’Intercontemporain (augmentés de l’électronique) rendent pleinement.
Offrant sa voix à la fin de l’Ofaním, sur le devant de la scène une brique entre les bras, la contralto Noa Frenkel se livre à un appel au divin en supplication les deux paumes levées vers le ciel. Dès la première note, l’électronique joue avec les graves ombragés de la tessiture, qui résonnent par les enceintes colorées d’une teinte androgyne. Cet appel est porté avec un grain de voix particulier, presque rocailleux, qui convient très bien aux circonstances. À ses côtés, la Maîtrise de Paris fait merveilles, et notamment grâce au travail de la cheffe de chœur Edwige Parat, chaleureusement saluée à l’entracte. Immergé dans l’œuvre de Berio dès les premiers instants (un unisson d’une voix et d’une clarinette entrant en correspondance), le chœur se montre particulièrement précis dans l’attaque et discipliné. La justesse de ton dans cette partition difficile dévoile un travail approfondi, et aussi bien les monodies, les balbutiements et syllabisations évocateurs de l’enfance comme la construction des harmonies solaires ne font que renforcer le caractère mirifique de l’ouvrage.
Dans la Hiérophanie, Marion Tassou donne la tonalité de la mise en espace : en robe blanche sur le devant de la scène, elle coupe aux ciseaux les épis de blé, pour finalement faire tomber cet apparat et retrouver une tunique entièrement noire à l’instar des autres musiciens, rejoignant ainsi le côté obscur. Le premier son est celui d’un cri, terrible, transperçant l’espace, laissant la place à une voix raide, presque chevrotante, trop souvent étouffée par les nombreuses improvisations instrumentales. Reste le Salve Regina achevant l’œuvre, où à nouveau opère la superposition : tandis que lentement la soprano fait le tour de la salle en entonnant legato, pieux et décharné plain-chant modal, un musicien déclame possédé des extraits au hasard. Au fil de ce mouvement circulaire englobant le public, les musiciens s’allongent sur la scène et font silence. Le moment de pleinement apprécier le port léger et a cappella de cette voix.
Prochain rendez-vous de l’ensemble, en résidence à la Philharmonie de Paris, dans la même tonalité avec un programme intitulé « Vers la lumière » le 15 octobre convoquant les œuvres de Matthias Pintscher et Mark André.