Ambiguïté évocatrice de Don Giovanni au Théâtre des Champs-Élysées
L'atmosphère est plutôt conviviale, les lumières de la salle sont douces, l’Orchestre de chambre de Paris n'en souligne pas moins -dès l'Ouverture- les contrastes, la dichotomie même entre la morale d'un jugement vers l'au-delà qui attend Don Giovanni (ou Il dissoluto punito, 1787) et des sonorités obscures pour l’hédonisme fougueux du protagoniste. Très composé, le chef Douglas Boyd emporte rythme et sonorités vives avec des dynamiques chaleureuses enrobant l'auditoire. Le discours nourrissant cet esprit de bout en bout, le finale de la partition répond à son ouverture, le ré mineur tragique au ré majeur initial, les intensités aux intensités.
Les chanteurs entretiennent cette tension entre sensualité et moralisme, à commencer par Leporello : David Ireland, caractérisé par une grande puissance vocale et sa ductilité dramaturgique. Il évoque ainsi pleinement les désirs de son personnage, la quête d’émancipation de la classe moyenne du temps de Mozart et de Molière. La sensualité et le désir libertin de Don Giovanni sont portés par Jonathan McGovern, les mouvements de son corps et de sa voix, forte et virile. La puissance vocale équilibre les oppositions du drame et de la distribution (l'ambiguïté séductrice). En contraste, Don Ottavio a la voix polie du ténor Trystan Llyr Griffiths, notamment pour son aria Dalla sua pace, avec souplesse, phrases liées et mélangées au falsetto qui séduit l’auditoire tout entier. Comblant cet ensemble de contraste, le mari brisé et revanchard Masetto prend la voix profonde et ductile de Thomas Faulkner, tantôt imposante, tantôt conciliante. Enfin, le baryton-basse Paul Whelan joue le Commandeur sur le caractère dramatique et la profondeur de son instrument, liés à la mort et à l’au-delà.
Côté féminin, Donna Anna a le soprano brillant de Camila Titinger, capable de grands élans vocaux tenus jusqu'aux aigus. Très élégante dans sa robe bleue au début et noir de deuil ensuite, elle n'est toutefois pas à l'aise dans la dramaturgie de son personnage vengeur. Sky Ingram utilise sa voix ronde et sonore pour proposer une Donna Elvira forte en caractère. Habillée d'un rouge qui met en relief sa chevelure rousse ainsi que la passion du personnage, elle se pare ensuite de vert, charmant certes mais qui (selon la légende) porte malheur au théâtre, ici à son intelligibilité. Zerlina (Mireille Asselin) incarne le tourment provoqué par Don Giovanni avec une voix riche, très présente en solo, en duo ou en ensemble. Très charismatique, la chanteuse est facilement compréhensible dans la prononciation, et devient même dominatrice sur scène.
La production vient du Festival de Garsington 2019 (elle a été donnée à Wormsley) avec le Chœur de l’Opéra de Garsington très drôle dans la mise en espace bien dirigée par Deborah Cohen, un bouquet d’énergie et de modernité respectant l’ambiguïté comique/dramatique voulue par Mozart.
Dans cette ambiguïté continue entre désir, passion, inversion des rôles et des règles, morale ou encore vie surnaturelle, le public semble à ce point associé aux jeux de tonalités majeures et mineures que l’ovation finale paraît (inévitable).