Le divin nectar de Poppée : l’Ensemble Matheus couronné au Teatro Colón
La venue au Teatro Colón de
l’Ensemble Matheus est un événement lyrique, avec l'interprétation d’une
partition maîtrisée dans les moindres détails par tous ses
membres, à commencer par son chef charismatique Jean-Christophe Spinosi. Sa direction, d’une précision absolue,
est très interventionniste et physiquement éprouvante. Sans
baguette, c’est par les doigts, les mains, les coudes, les bras,
les hanches, les épaules, la tête, la bouche et les yeux que cet
homme-orchestre instille ses intentions jusqu’à toutes les
ramifications que sont les musiciens de son Ensemble. Diffusant
autant de plaisir et de satisfaction à son public qu’à son
orchestre, ce chef manifeste aussi parfois son mécontentement d’un
hochement de tête à l’occasion d’une reprise insuffisamment
vive à ses yeux. Ses musiciens, qui jouent sur instruments d’époque,
font preuve d’une concentration constante en répondant à la
moindre de ses injonctions et savent, le cas échéant, contourner
une difficulté : le contrebassiste, luttant
régulièrement pourtant pour réajuster l’accord de son instrument
équipé de cordes à boyau, parvient aisément à faire oublier ces
désagréments de scène.
L’Ensemble Matheus délivre des variations de formes, de volumes et de couleurs fort à propos qui servent l’intensité dramatique du livret et permettent aux chanteurs d’exercer tous leurs talents. Le couple d'amants formé de Poppée (Verónica Cangemi) et de Néron (Raffaele Pe) marque les esprits. La soprano argentine dispose d’un organe vocal charpenté pour les nuances et les clairs-obscurs du baroque. Toujours bien placée, sa voix, servie par un souffle long, une émission claire et nette avec une technique aboutie, exprime les nuances dramatiques que le rôle exige. La beauté du phrasé étonne sur tous les volumes (ainsi les piani où Poppée s’endort). Son timbre est en harmonie avec celui de Raffaele Pe et permet à leurs duos (comme la scène des adieux du premier acte ou encore la scène finale) d’exposer d’émouvants épanchements. La virtuosité du contre-ténor italien laisse bouche-bée le parterre. Ses puissants élans impressionnent par leur technique sans faille. La chaleur naturelle de son timbre et la luminosité qui se dégage de son phrasé sont au service de vocalises effilées au couteau : il est l’homme aux mille nuances tant la variation dans les registres semble infinie et exprimée avec une facilité et une aisance déconcertantes.
Bien qu’il soit son compagnon d’arme dans la tessiture de contre-ténor, Filippo Mineccia (qui est également le Premier familier de Sénèque) incarne Othon dont Néron est le rival. Le contre-ténor italien possède une voix d’une douceur angélique et flûtée qui ne fait pas de lui, a priori, l’assassin type. Mais son timbre, limpide et clair, ne cache pas la fluidité et les hautes qualités serpentines de sa voix qui rendent plus aiguë et sifflante la machination lancée contre Poppée.
L’Italien Luigi de Donato plante un vigoureux Sénèque vocalement fort convaincu (comme le sont également ses rôles de Licteur et de Tribun). Le velouté du timbre est gras et épais mais sans être sombre. Sa puissante voix de basse est chaleureuse, droite et ferme : elle épouse le stoïcisme du philosophe contraint au suicide (il est le pivot vocal de son quatuor masculin avec ses Familiers, musicalement très investis avant ce geste fatal). Mais elle sait également trouver les rondeurs, l’élan et l’agilité nécessaires à ses états d’âme.
Les rôles d’Octavie, de la Vertu et de la Demoiselle sont chantés par la mezzo-soprano Josè Maria Lo Monaco. L’agilité de cette voix italienne gracieuse et puissante, tout comme l’ampleur de sa tessiture, frappent d’entrée (le rôle de la Vertu dans le Prologue étant prévu pour une voix de soprano). L’expressivité de l’interprétation d’Octavie confirme les couleurs vives d'un aigu tenu. La clarté et la vivacité du timbre pénètrent la lucidité de ses intentions vocales qui témoignent d’une virtuosité d’ensemble.
Mariana Flores (Drusilla et la Fortune) est la deuxième chanteuse argentine de cette distribution. Cette soprano dispose d’une voix haute, fraîche et fermement perchée sur les cimes de la tessiture qui lui permettent d’effectuer des envolées lyriques bien assurées. Le timbre est élégant, plein et charmeur. La soprano franco-américaine Émilie Rose Bry n’est pas en reste et convainc dans les trois rôles dont elle a la charge (l’Amour, le Valet et Athena) en s’appliquant à jouer sur de subtiles variations dans le phrasé.
Le Français Matthieu Toulouse met au service de Mercure, du Deuxième Tribun et du Troisième Familier sa voix de baryton-basse dont le registre grave est bien assuré et profond. Le contre-ténor brésilien José Lemos chante avec justesse les deux nourrices quand l’Italien Marco Angioloni et l’Espagnol Juan Sancho prêtent leurs ténors adroits à leurs personnages respectifs.
C’est à Lucain, chanté par ce dernier, que nous devons l’expression « divin nectar » qui rend bien compte de ce qui séduit un public applaudissant longuement l’ensemble des participants, regrettant peut-être aussi, compte tenu de l’investissement théâtral naturellement mis en œuvre par tous les chanteurs, que ce spectacle n’ait pas reçu de mise en scène.