Faust sauvé in extremis au Teatro Colón
Fernando Radó (prévu pour incarner Méphistophélès) remplacé pour des raisons de santé, le chef d’orchestre français Marc Piollet quittant la répétition générale et renonçant à diriger le concert, deux projecteurs qui implosent enfin durant la représentation. Le spectacle, par miracle, est maintenu et enthousiasme le public.
Après la Symphonie fantastique en mai puis les Nuits d’été le mois dernier (voir notre compte rendu), l’année Berlioz voit une nouvelle programmation au Teatro Colón de Buenos Aires commérer le 150e anniversaire de la mort du compositeur de La Damnation de Faust. Pas moins de trois chefs d’orchestre ont été mentionnés pour cette version de concert. L’Espagnol Ramón Tabor était pressenti à ce poste (comme nous l’annoncions lors du lancement de la saison 2019 du Teatro Colón) avant que le Français Marc Piollet ne soit retenu pour cette charge, mais que celui-ci renonce définitivement à diriger la Orquesta Filarmónica de Buenos Aires la veille de la représentation, en quittant le plateau au milieu de la répétition générale suite à des divergences artistiques (le chef ayant estimé la quantité de répétitions insuffisante à ce stade de la préparation du concert). C’est finalement le Serbe Srba Dinić, sur place pour assurer les préparatifs du Don Pasquale de Donizetti programmé au Colón en septembre prochain, qui remplace son confrère au pied levé et, il faut lui en savoir gré, sauve la représentation maintenue le lendemain. L’urgence de la situation ayant été compensée par le fait que Srba Dinić connaissait bien la partition de La Damnation de Faust pour l’avoir exécutée au Palacio de Bellas Artes de Mexico en février 2019, sa direction a en outre certainement profité des conseils prodigués antérieurement par Marc Piollet dans la sonorité de l’orchestre. Les deux premières parties de l’œuvre en particulier, avant l'entracte, révèlent des couleurs chatoyantes marquées du sceau du style romantique français, avec des percussions tranchantes, des cordes frémissantes, des cuivres rutilants : autant d’éléments très berlioziens qui rendent compte de l’équilibre des formes et d’une maîtrise des volumes appliquée mais généreuse. La reprise après l’entracte connaît certes un léger flottement juste avant l’apparition de Marguerite mais la direction de l’orchestre trouve jusque dans les dernières mesures son aboutissement convaincu et même surprenant suite à ce sauvetage in extremis.
L'orchestre ne couvre à aucun moment un plateau vocal hispanophone qui se distingue, et c’est un fait suffisamment rare pour le relever, par la clarté de sa diction du français. Le ténor mexicain Arturo Chacón Cruz est un Faust très investi vocalement et dramatiquement. La gestuelle, les mimiques, les mouvements, les variations vestimentaires (il réapparaît en scène veste à la main et chemise ouverte) sont au service d’une interprétation vocale qui s’améliore rapidement au fur et à mesure du spectacle. La voix, haute et claire, servie par un vibrato discret, est homogène de timbre sur toute la tessiture, la puissance est au rendez-vous et sert les lamentations poignantes du personnage éponyme. L’Argentin Fernando Radó étant empêché du fait d’une santé vacillante, c’est à son compatriote Hernán Iturralde qu’il incombe d’incarner Méphistophélès. Vêtu d’une chemise rouge, le baryton-basse, très à son aise, ne boude pas son plaisir. Son air goguenard et désinvolte ainsi que son sourire figé campent son personnage sans jamais tomber dans la caricature. Sa voix incandescente ne charme pas que Faust. L’émission, saine, ronde et forte, permet de puissantes projections, très audibles et remarquablement respectueuses du spectre sonore du français.
Lucas Debevec Mayer est un Brander patient et paisible : alors que les ténèbres de Méphistophélès semblent ordonner l’implosion de deux projecteurs côté jardin, cet incident ne perturbe aucunement la basse argentine durant son premier air. Son aplomb physique trouve une correspondance du point de vue vocal : la chaleur du timbre rend la voix suave et soyeuse, les inflexions sont précises et encourageantes, même si l’on peut regretter une prononciation parfois un peu trop fermée. La mezzo-soprano uruguayenne Adriana Mastrángelo est une Marguerite un peu en retrait : si l’investissement théâtral est appréciable et le timbre de la voix agréable, l’émission de certaines projections paraît parfois trop faible et serrée. Son personnage n’est jamais aussi convaincant qu’en duo avec Faust : des accents de sincérité touchants se libèrent alors et façonnent l’âme de cette présence féminine pure et innocente.
Le Chœur permanent du Colón, dirigé par Miguel Martínez, assume sa fonction de cinquième personnage. Ses interventions sont précises et calibrées, même si le français de cette bouche collective est moins compréhensible. César Bustamante instille enfin au Chœur d’enfants du théâtre une brillance et une délicatesse qui apportent sa poésie aérienne à la prestation de leurs aînés, à la fin de la représentation.
Le public ne s’y trompe pas en acclamant l’ensemble des artistes réunis en scène. Si Faust n’a pu être délivré des griffes de l’enfer, tous, chef, chanteurs et musiciens, se congratulent entre eux bien conscients d’avoir pu sauver cette représentation face à un destin collectif qui s’annonçait pourtant avoir été placé entre les mains du Malin.