Une alliance française passionnelle à Buenos Aires
C’est, sous l’angle de la thématique amoureuse, un savant mélange de morceaux de bravoure de l’opéra français et d’extraits d’œuvres plus rares (Louise et La Juive) qui trouve sa cohérence par la nature romantique ou sentimentale des extraits retenus. Les choix clairs et précis de mise en scène avec la présence scénique permanente des deux interprètes exposent une palette des sentiments amoureux avec leurs différents degrés (coup de foudre, fébrilité, passion, furie, folie, désillusion, séparation, nostalgie, retrouvailles) sur un laps de temps restreint (une heure de spectacle), parcourant dix épisodes.
L’ensemble du programme est accompagné au piano à queue par Sergio Bungs, dont la précision de la direction musicale offre aux deux solistes une assise sûre et confortable. Les effets ressortant de son clavier (rythmes et volumes), en accord avec des partitions parfois délicates, sont au service des intentions des acteurs chanteurs. Le public applaudit chaleureusement le pianiste à la fin du spectacle.
Juan Skretkowicz signe une mise en scène sobre, intimiste mais fort expressive. Le public, très réduit et placé sur deux files longeant de part et d’autre une pièce rectangulaire, partage littéralement l’intimité et l’émotion des deux protagonistes en perpétuel mouvement et lumière. Leur présence scénique confine d’ailleurs souvent à une dualité, chorégraphiée (Alejandro Ibarra). La scénographie conçue par Hernán Salem privilégie des décors minimalistes, réduits à deux éléments mobiles de couleur blanche : un imposant cadre vide monté sur roulettes qui sert aussi de tableau, de miroir, de porte ainsi qu’une structure basse modulable plus abstraite qui fait fonction de banc, de canapé, de fontaine, de table, de coffre ou de secrétaire dont les tiroirs renferment comme il se doit quelques secrets, un peu à la manière d’une table de magie (et il est bien question de prestidigitation et d’un lancer au couteau sur l’air de La Juive « Rachel, quand du seigneur… »). La blancheur des décors trouve écho dans les costumes des deux chanteurs (Sofia di Nunzio).
Dans cet espace exigu non conventionnel, la puissance vocale des deux solistes impressionne mais n’évite pas ponctuellement des phénomènes de saturation dus à l’acoustique froide et dure de la salle, plombée par un plafond relativement bas et des matériaux peu propices à l’expansion du chant lyrique. En ce sens, Natalia Raselli et Santiago Sirur ont tous deux le défaut de leur qualité : si l’émission de leur voix est saine, vive et puissante, elle se retourne parfois un peu contre eux. Ils n'en font pas moins preuve d’une rare complicité dans l’exécution millimétrée d’un spectacle très travaillé sous l’angle double du jeu et du chant. C’est particulièrement vrai lors du premier duo où les yeux éplorés puis embrumés de Natalia Raselli sur « Va ! Je t’ai pardonné… » disent tout l’enjeu du premier tableau de l’acte IV du Roméo et Juliette de Gounod. Le duo « Nuit d’hyménée » est maîtrisé dans les volumes (« Toujours à toi »), les deux timbres se marient. Le premier baiser échangé est langoureux et émouvant, à proximité des spectateurs et des émotions palpables dans l’air.
La voix de soprano de Natalia Raselli est haute en couleurs et forte, clairement audible, dès son entrée en scène sur l’ariette « Ah, je veux vivre » (Gounod, Roméo et Juliette, I). La subtilité et la palette des phrasés, entre délicatesse et fureur, l’ampleur du souffle font vive impression auprès d’un public qui apprécie également son sens de la pose et des déplacements. Santiago Sirur est un ténor puissant, au timbre bouillonnant (sur l’air de La Juive d’Halévy) qui sait aussi manifester des nuances, une sensibilité féline et une fragilité touchante lorsque nécessaire. Il témoigne lui aussi d’un investissement dramatique, notamment lorsqu’il interprète un Werther romantique qui rédige une lettre à la plume tout en chantant en sanglots « Toute mon âme est là… ».
Si le français chanté des deux protagonistes est louable, il pourrait être plus audible, en particulier sur les consonnes sonores v, z, j et la production de la chaîne vocalique e, é, è. Cela ne semble toutefois pas porter préjudice face à un public hispanophone visiblement très ému, et qui manifeste tout son enthousiasme.