Guillaume Tell de Rossini à l’assaut du Théâtre Antique d’Orange
La mise en scène de Jean-Louis Grinda, qui s’est déjà confronté à cet ouvrage qu’il aime passionnément à Liège puis à l’Opéra de Monte-Carlo vise à exprimer l’essentiel et à relater l’histoire dans ses principales lignes de force. Nul décor en tant que tel, un minimum d’accessoires, mais ici l’optimisation du mur antique par de superbes projections de l’Helvétie, des rudes et dangereuses montagnes aux sombres forêts évoquées par Mathilde ou par l’évocation des grands lacs alpins aux eaux si capricieuses. Les savantes lumières élaborées par Laurent Castaingt démultiplient les atmosphères et les renforcent. Le premier acte évoque ainsi légitimement ces rudes paysans si viscéralement attachés à leur terre et en filigrane les menaces qui pèsent sur eux.
Entre semailles et moissons, danses joyeuses des jeunes gens, c’est tout un art pastoral qui est ainsi recréé dans sa simplicité. Le pêcheur Ruodi par sa charmante Barcarolle en constitue le plus riant aspect. Mais l’arrivée du pâtre Leuthold, qui a tué un soldat autrichien pour venger sa fille, fait soudain basculer l’action et le malheur s’installe. L’apparition de Mathilde sur un grand destrier blanc, revêtue d’un superbe costume d’amazone, constitue un moment très attachant voire romantique du deuxième acte, qui se conclut sur un déchirant et puissant final où l’ensemble des forces des différents cantons de l’Helvétie se regroupe pour combattre l’envahisseur. La scène la plus forte, la plus expressive du spectacle se situe cependant au troisième acte où le peuple asservi par le Gouverneur et tyran Gesler se retrouve entraîné dans une valse éperdue et démoniaque qui le terrasse. Les costumes traditionnels créés par Françoise Raybaud (ceux dédiés à Mathilde apparaissent d’une grande beauté), la chorégraphie bienvenue d’Eugénie Andrin participent pleinement de la qualité scénique acclamée dans l’ensemble.
Au plan musical, la distribution est éclairée par la prestation d’Annick Massis dans le rôle de Mathilde. Dès son entrée en scène, l’émotion s’installe par la fraîcheur de son interprétation, son identification au personnage, son humanité palpitante. Son air d’entrée Sombres forêts se déploie avec art et délicatesse. Comme toujours et malgré l’immensité du lieu, Annick Massis respecte la plénitude de la partition sans chercher à gonfler artificiellement ses moyens de grande belcantiste. La ligne est intensément préservée, l’aigu lumineux s’élève avec aisance, la vocalise s’avère juste et précise, le sens des contrastes inaltéré.
Jodie Devos campe l’enfant Jemmy avec un rare et bel investissement. Son soprano peut sembler un rien frêle pour le lieu immense, mais elle exploite pleinement ses ressources, notamment au cours du magnifique trio féminin du troisième acte Je rends à votre amour, la réunissant à Mathilde et à sa mère Hedwige incarnée avec toute l’inquiétude requise par Nora Gubisch, de son profond mezzo de caractère, chaleureux et incisif, dense et appuyé.
Nicola Alaimo a incarné Guillaume Tell déjà de nombreuses fois au cours de sa carrière. Sans disposer des constants moyens requis par un grand baryton héroïque ici attendu -l’aigu plafonne quelque peu et le matériau vocal alterne puissance, ligne souveraine et moments nettement moins engagés-, il confère cependant au personnage une force légitime. L’engagement dramatique apparaît néanmoins un peu en retrait pour pleinement incarner ce personnage fondateur et en faire émerger toute la formidable légende. Par contre, son grand air Sois Immobile est pleinement maîtrisé et dégage une vive émotion. À ses côtés, Celso Albelo lui aussi habitué au rôle d’Arnold déploie la facilité réelle de l’aigu voire du suraigu, son insolence même, mais le matériau vocal reste globalement un rien sec, avec un timbre rêche. Il déploie toutefois de beaux accents guerriers vigoureux et habilement projetés.
Nicolas Courjal ne fait qu’une bouchée de l’abominable Gesler. Il en possède les accents perfides et la voix très longue se pare d’une noirceur presque terrifiante qui peut aisément inspirer la peur. Nicolas Cavallier lui embraie le pas dans le personnage autrement plus attachant de Walter Furst, le suisse conjuré. Sa large voix de basse, la sûreté dont il fait preuve, la sincérité des accents, donnent sa consistance à son incarnation.
Cyrille Dubois semble suivre les traces d’Annick Massis, notamment s’agissant de la qualité de la prononciation et du soin apporté sur ce sujet ici central. Son interprétation toute de finesse, de jeunesse insouciante du pêcheur Ruodi est comblée d’aise. Sans forcer ses moyens naturels de ténor léger, il livre des aigus émis avec facilité en voix mixte. Philippe Do affirme de beaux moyens de ténor d’un format plus large que son partenaire dans le rôle de Rodolphe, chef des archers de Gesler, tandis que le baryton Julien Véronèse, fort investi, peine quelque peu dans le registre aigu du rôle de Leuthold. La basse Philippe Kahn a toute la solidité requise pour le vénérable père d’Arnold, Lelchtal. Il en dresse un portrait sensible.
La direction musicale de Guillaume Tell est assurée par le chef italien Gianluca Capuano, chef attitré de l’Ensemble Les Musiciens du Prince, nouvelle formation implantée à Monaco (autre maison que dirige Jean-Louis Grinda) sur une idée de Cecilia Bartoli. Il dirige ici l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo et les chœurs de l’Opéra monégasque complétés de ceux du Théâtre du Capitole de Toulouse. L’exécution de l’ouverture très soignée, dynamique et justement démonstrative, éloignée des excès qui trop souvent dénaturent cette page célébrissime, laisse présager du meilleur. Malgré un tempo souvent un rien rapide et une tendance à couvrir certaines voix -il est difficile à Orange de parvenir d’emblée au bon équilibre-, la direction bien charpentée et incisive de Gianluca Capuano rend très largement l’inventivité permanente de cette partition. Les chœurs coordonnés par Stefano Visconti ne répondent pas toujours pleinement à ses sollicitations, mais maintiennent leur qualité sur la durée.
Ce spectacle de fait fort long (même si la partition comporte quelques coupures), ne refroidit certes pas les ardeurs du public qui lui réserve de chaleureux applaudissements. Quelques jours avant de fêter les 190 ans de la création de Guillaume Tell –ce fut le 3 août 1829 à l’Académie royale de Musique, Salle Le Peletier à Paris-, ouvrage novateur et ouvrant la voie au Grand Opéra à la française, il est réconfortant de constater que le puissant message qu’il révèle parle encore au cœur et à l’esprit.