Georg Nigl, confondant Jakob Lenz au Festival d’Aix-en-Provence
Blouses blanches, camisoles souillées d’excréments, livres, crucifix, meubles renversés constituent les costumes (Eva Dessecker) et les accessoires (Martin Zehetgruber) obsédants de cette vision. Un rideau gris opaque ponctue les treize tableaux, la psyché en miette de Jakob Lenz (qui s’inspire d’un personnage réel, poète, élève de Kant et ami de Goethe, homme des Lumières mais aussi et surtout ici de l’ombre). Cette production se construit justement entre génie et folie, entre culture et cruauté, entre humanité et animalité, entre ombre et lumière sur les déclinaisons d’un même décor articulé en deux univers, parfois poreux : les murs tapissés de bibliothèques vides d’un appartement usé, les reliefs rocheux d’une plage noire. La lumière (Alexander Koppelmann) fait suinter le tout, comme si une grande fresque de Soulages était accrochée aux cimaises d’un vieux musée de Berlin Est. La répartition spatiale des protagonistes, souvent immobiles (le trio des rôles principaux, le petit chœur, les groupes de figurants) relève de la composition presque classique. La scénographie concentrée dans cette chambre des douleurs répond à la forme même de cet opus : un opéra de chambre avec trois solistes, un petit chœur, un ensemble composite de onze instrumentistes, un texte simple servi par une écriture orchestrale et vocale virtuoses.
Dans son interprétation, le baryton viennois Georg Nigl se confond avec le personnage de Jakob Lenz. Côté technique, la diction est ciselée, chaque phonème est travaillé, comme si le chanteur procédait au traitement électroacoustique de sa propre matière vocale. Le baryton "échantillonne" des bribes de falsetto, sprechgesang, parlando (fausset, parlé-chanté, parlé), cri, écholalies (répétitions assurées pour leur part grâce à un metteur en onde), unifiées par une projection efficace, quelles que soient les étranges postures scéniques adoptées. Côté interprétation, il porte la pièce de toute sa présence vivante, vibrante, émouvante.
Le pasteur Oberlin est confié au baryton-basse Wolfgang Bankl (en remplacement de James Platt, annoncé souffrant). Il exécute son office compassionnel avec une assurance sereine, traduite vocalement par un timbre chaud, un souffle long, une diction claire. Le Kaufmann du ténor John Daszak a la dureté tonitruante comme la douceur insinuante qui convient au rôle. Il déploie ses timbres colorés ou faussés à dessein. Il gère cet univers à sa mesure, physique et vocale, comme un Herr Doktor Professor.
Un petit chœur de six voix (celles qu’entend Lenz) associe, avec une couleur d’ensemble étrange, belle et versatile, deux sopranos (Josefin Feiler, Olga Heikkilä), deux altos (Camille Merckx, Beth Taylor) et deux basses (Dominic Große, Eric Ander). En émane pendant un court instant soliste, la bien-aimée Friederike (Josefin Feiler) aussi nasillarde dans le chœur que lyrique ici, réminiscence d’un personnage shakespearien qu’affectionnait le poète Lenz.
La direction musicale d’Ingo Metzmacher est à la fois numérique et digitale. Il compte et dirige l’Orchestre Ensemble Modern avec les phalanges de ses longs doigts. L’effectif réduit et composite autorise et réclame une telle minutie, alors qu’il s’agit de faire résonner de manière équilibrée le moindre murmure (Rihm rappelle Ligeti) comme l’explosion des alliages des vents (contrebasson et clarinette basse) et de percussions (Rihm rappelle Varèse), la ligne comme l’éclat, dans le Grand Théâtre de Provence.
Le public semble être venu apprécier ce spectacle dans sa globalité et en connaissance de cause, la musique de Rihm comme la version qui en est proposée ici. L’acclamation de cette exposition d’un tableau clinique, le cas Lenz, est fulgurante, ciblée et sonne unanime.
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