Berlioz rural : La Damnation de Faust à Glyndebourne
Surprise pour les nombreux spectateurs britanniques (et autres) qui connaissent leur Berlioz par cœur : l'œuvre ne s'ouvre pas comme elle devrait par les dix altos en solo, piano dolce ed espressivo, mais par un monologue parlé de Méphistophélès. Cette prose a été rajoutée par Agathe Mélinand, qui avait déjà « adapté » le livret de Béatrice et Bénédict du même compositeur à Glyndebourne en 2016, dans une production de Laurent Pelly, son collaborateur de longue date. Cette prose additionnelle, comme l'explique d'une manière particulièrement subversive Richard Jones dans le programme est "en partie basée sur Faust mais avec ce qui est germanique selon Berlioz". La mise en scène renforce encore les références allemandes : la scénographie est construite par une série de portes à travers lesquelles Faust et Marguerite entrent et sortent, au-dessus desquelles des mots allemands renvoient aux épisodes du drame de la manière la plus littérale qui soit. Le public de Glyndebourne pourtant connu pour sa grande culture semble visiblement peiner à saisir le sens du propos et manifeste des rires gênés.
Cela est particulièrement vrai pour la fin du spectacle : Marguerite monte au ciel accompagnée par les harpes habituelles, les chœurs d'enfants, les cordes, les lentes harmonies et une fin perdendo. Silence, applaudissements et rappels, mais non pas rideau : Méphistophélès revient sur scène, et son malheureux interprète doit faire taire les applaudissements pour une scène supplémentaire, déplacée d'un autre moment dans l'œuvre et qui doit terminer le spectacle. Les connaisseurs de Berlioz peuvent d'ailleurs imaginer comme aurait pu réagir le compositeur face à ces changements, lui qui prenait une plume virulente pour dénoncer ceux qui s’immisçaient dans les classiques (notamment ses bien-aimés Weber et Gluck). Toutefois, les berlioziens peuvent ici se réconforter en appréciant l'Orchestre Philharmonique de Londres dirigé par Robin Ticciati : les musiciens offrent une lecture riche et détaillée de la partition lumineuse de Berlioz. Pour une grande partie de la production, les chœurs de Glyndebourne placés dans des galeries autour de la scène et à environ cinq mètres de hauteur déploient un chant juste et assuré, plein et franc, seyant aussi au caractère démoniaque de leurs impressionnants costumes (réalisés par Nicky Gillibrand).
S'il s'est fait apprécier du public en Ferrando et Albert Herring, le rôle-titre de La Damnation de Faust que prend ici Allan Clayton est une fantastique épreuve pour tout ténor. L'interprète assume cependant le défi, cette partition éprouvante et notamment dans l'aigu : le pianississimo y est tenu avec une autorité tranquille. Certes, le recours à la voix de tête dans les sommets d'un ambitus balayé expose un déséquilibre de la ligne et interrompt un legato bien apprécié le reste du temps, mais l'interprète assure et assume une émotion continue comme son caractère est vocalement dessiné, sculpté.
Christopher Purves tire pleinement parti du rôle sombrement gratifiant de Méphistophélès (comme c'est le cas dans les opéras de Gounod, Boito et Busoni). Sa présence dominante est de surcroît tempérée par un baryton plus léger qui donne au rôle une qualité envoûtante plutôt que sinistre. Sur l'ensemble de la gamme, il offre un récit limpide et même la ligne allégée dans le placement et l'équilibre sait maintenir sa projection face aux trombones et au-dessus des cordes tremolando. Il leur répond avec cynisme, comme au reste du plateau : dans sa production, Richard Jones donne fort à faire à Méphistophélès, davantage même que dans l'original de Berlioz, puisqu'il y rajoute des dialogues originaux, certains superposés à la musique instrumentale. Cependant, si l'accent de ce Méphistophélès anglais est relativement contrôlé dans le français chanté de Berlioz, les passages parlés exposent une intonation incertaine (défauts linguistiques qui ne perdent pourtant pas en projection, ni même musicalité).
Julie Boulianne apporte une francophonie véritable à la production. La mezzo-soprano canado-française rend un Berlioz gaulois dans sa Chanson du roi de Thulé - ressenti par le public britannique comme un moment merveilleux. Mais le chant semble encore gagner en souplesse et en romance au quatrième acte, fascinant l'auditoire en naviguant sans effort entre érotisme et nostalgie. La prestation est couronnée par le dramatisme flamboyant de l'air « D’amour l'ardente flamme ». Ashley Riches maîtrise la partie musicale du rôle limité mais important de Brander, toutefois le pianissimo passe avec peine, a fortiori dans l'un des rares moments où le chef laisse les bassons couvrir le plateau vocal.