Koma à l’Opéra de Dijon
Plongez tout d'abord dans notre Grand Format en quatre épisodes, dédié à Koma et qui présente l'élaboration, les enjeux, l'intrigue, les personnages...
En préambule au spectacle, il est rappelé au public de l’Opéra de Dijon qu’une grande partie de l’œuvre sera représentée dans l’obscurité la plus complète, sans même un sur-titrage de l’allemand, pour s’approcher au plus près des limbes dans lesquelles est enfermée Michaela. Un test d’obscurité complète est donc effectué pour préparer le public, qui reste silencieux et déjà impressionné. À l’arrivée du noir total, l’œil s’habitue progressivement et l’ouïe se transforme, lentement, aiguisée à l’extrême, encore plus sensible aux allitérations et aux assonances des mots qu'à l’accoutumée. Chaque petit bruit est démultiplié, et lorsque la lumière revient pour créer une demi-obscurité, l’ouïe est toujours en éveil total, percevant jusqu’à l’injection du liquide tiré d’une seringue dans le bras de Michaela.
L’accoutumance à l’obscurité ne réduit pas le malaise profond qui peut surgir d’une œuvre aussi extrême (il est d’ailleurs indiqué en préambule que si certaines personnes se sentent mal, un personnel renforcé est à leur disposition). L’écriture musicale faisant la part belle aux percussions et aux cuivres, certains passages peuvent même se révéler assourdissants dans ces conditions d’écoute, ce qui renforce encore la perception de ce que Michaela vit dans sa condition de survie. Ses spasmes dans la demi-obscurité font également ressembler ses mains à des pattes d’araignée.
Outre ce noir prenant, la demi-obscurité qui englobe le personnel médical et la lumière pleine projetée sur la famille de la malheureuse mettent en relief un camaïeu de gris, de la chambre d’hôpital aux costumes. Seuls éléments de couleur, le vert de l’encéphalogramme, d'une robe et le bleu froid du carrelage de la chambre n’apportent aucun réconfort visuel, ils symbolisent à l’envie le monde chirurgical et (in)hospitalier.
L’utilisation de la vidéo et des projections visuelles de László Zsolt Bordos est tout aussi efficace dans la création de l’angoisse pour le spectateur. Radio des poumons post-noyade, gouttelettes envahissantes sur fond bleu, lignes horizontales noires et blanches qui, projetées sur le plateau vocal de la famille, la font ressembler aux prisonniers d’un pénitencier, rappellent l’impasse de la situation des proches autant que la prison physique de Michaela. La mort est suggérée par un souvenir d’enfance de Jasmin, les scarabées évoqués sont aussi projetés et envahissent tout le fond de scène, comme une image des insectes qui apparaissent à la putréfaction des corps. Le jeu des lumières construit un tunnel d’expérience de mort imminente : le corps de Michaela est aussi montré, flottant au-dessus du corps physique. Redescendu, il laisse la porte ouverte aux interprétations de la résolution finale (se réveille-t-elle ?).
Dans cette famille étrange, la mère paraît d’abord projetée en vidéo, grimaçante, railleuse, le visage déformé avant d’apparaître sur scène, bourgeoise en manteau de fourrure et collier de perles, qui souhaite la mort de son enfant, lui jetant violemment une rose blanche au visage. Tout est ainsi grimaçant dans la théâtralité des personnages, que la musique décuple. Le chef Bas Wiegers et le Kärntner Sinfonie Orchester relèvent le défi de taille imposé par l’obscurité. L’angoisse sourde s’amplifie par les percussions et les cuivres. Le piano à l’accord micro-tonal élabore une ligne mélodique répétée, à la beauté hypnotique mais dérangeante, qui ressemble au début de La fille aux cheveux de lin (prélude composé par Debussy) mais qui se désagrégerait.
La polyphonie chorale devient de plus en plus angoissante à mesure que le tempo ralentit : elle est une transposition pour le public de ce qu’entend Michaela. Parfois chant quasi-religieux, ou clair et léger comme le timbre d’une comptine, le chœur décuple le mal-être et le malaise.
Ruth Weber, la soprano invisible qui chante Michaela mais ne l’incarne pas corporellement (le personnage alité étant incarné par Tanya Maryodnig), n’a que des onomatopées qui suivent la ligne mélodique. Elle reste sur ces sons et les module selon ce qui est dit par la famille et les soignants. Le timbre, venu de partout et de nulle part, explose et expose la douleur.
Sa sœur Jasmin, incarnée par la soprano tasmanienne Bryony Dwyer, fait montre d’une très grande clarté dans les aigus, de graves solides et d’une excellente articulation, encore renforcée par les conditions d’écoute : la projection, d’emblée puissante, est démultipliée à mesure que l’ouïe est aiguisée. Les médecins Schönbühl et Auer à l’unisson, Veronika Dünser et Christiane Döcker, projettent leurs aigus sonores avec brio et réduisent l’articulation pour montrer l’effacement de la perception de Michaela dans ses limbes.
Le baryton Stefan Zenkl, Michael, est stable dans les graves, chaleureux dans son affection, sentiment amplifié par l’Alexander de Daniel Gloger. Dans son rôle double, le contre-ténor se fait voix de la mère par un timbre glaçant, perçant, doublant pleinement Ilona Wulff-Lübbert qui joue le personnage d'un sourire carnassier. La diction reste claire pour les deux personnages, le détachement des syllabes étant encore plus accentué pour la caractérisation vocale de la mère. Les trois infirmiers trouvent en deux basses et un baryton-basse, Karl Huml, Evert Sooster et Raphael Sigling, une incarnation adéquate, à la projection puissante, aux graves très stables et profonds.
La performance exceptionnelle est saluée par un public enthousiaste, conscient de l’expérience inoubliable qui lui a été donnée de vivre.