Don Giovanni fait son retour à Garnier
L’Opéra de Paris met au placard sa production de Don Giovanni par Michael Haneke, replacée dans un hall d’aéroport, pour la remplacer par une nouvelle production d’Ivo van Hove, située dans une ville fantôme en béton, avec ses nombreuses portes, fenêtres et escaliers. Les costumes cravate des protagonistes principaux, eux, ne changent pas (même si de beaux costumes d’époque sont conçus par An D’Huys pour la scène des masques). L’œuvre voyage au passage de Bastille à Garnier. Le metteur en scène part du constat que Don Giovanni, supposé séducteur de milliers de femmes, échoue pourtant dans ses différentes tentatives face à Donna Anna, Zerlina et la camériste d’Elvira, et en conclut que Don Giovanni est un mythomane qui utilise le pouvoir, l’argent et la force (il tue ici le Commandeur volontairement et de sang froid) pour tenter, en vain donc, d’arriver à ses fins. Venant du théâtre, le metteur en scène offre une direction d’acteurs intense, qui contraint souvent les chanteurs à privilégier la théâtralité de l’élocution à la beauté du chant.
Fidèle à cette sombre vision de l’œuvre, Philippe Jordan, à la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Paris qu’il dirige (et d'un Chœur juste tant théâtralement que musicalement), ménage le mystère par un jeu de tempi et de nuances. Celles-ci ne s’aventurent toutefois que rarement en-deçà du mezzo-piano : comme l’amour de Don Giovanni, la musique est violente, cynique et sans tendresse. En ce soir de première, la cohésion musicale fait d’abord défaut : les ensembles souffrent d’importants décalages, les nuances ne sont pas partagées, les phrasés ne se complémentent pas. Ce n’est qu’à l’entrée en scène du couple Masetto-Zerlina, à l’amour fougueux et au jeu théâtral explosif, que l’unité se fait. La qualité musicale retrouvée donne alors du souffle au théâtre.
C’est la nouvelle star lyrique française, Elsa Dreisig, qui interprète Zerlina (et se confiait sur ce rôle en interview). Sauvage, câline ou repentante, elle offre un timbre satiné, un phrasé éloquent et un vibrato rond. Ancien résident de l’Académie de l’Opéra de Paris, Mikhail Timoshenko prend du galon en incarnant le rôle de Masetto (dont il parlait également en interview). Il apporte au personnage son charisme et son enthousiasme, ainsi que son timbre chatoyant, qui excusent un léger manque de volume.
Stanislas de Barbeyrac offre au public parisien le Don Ottavio qu’il donnait récemment au Met et à Munich (avant les Chorégies cet été -réservation ici). Sa présence scénique (et son souffle) lui offre la possibilité d'étirer les tempi à l’extrême, figeant le temps, en maintenant le public captivé de sa longue ligne vocale. Sa voix projetée offre deux faces : un timbre de miel, doux et délicat, et une sonorité plus ténébreuse. Il tend parfois à détimbrer en enflant la voix et perd alors le contrôle de sa ligne. Mêmes causes, mêmes effets pour Philippe Sly, dont les portandi exagérés provoquent en outre des défauts de justesse. Le baryton-basse, détenteur du rôle-titre, échange le costume pour celui de Leporello (comme les deux personnages dans l’opéra, qui portent pourtant ici le même costume assorti d’une chemise blanche). Son timbre brillant et ses graves vibrants servent bien le personnage, de même que son jeu scénique engagé (il enchaîne les courses et les roulés-boulés, mais aussi les passages plus intimistes). Il déroule ainsi un air du catalogue sonnant, mais non trébuchant, dans lequel son jeu provoque des rires surpris dans le public.
Étienne Dupuis (qui côtoyait déjà Stanislas de Barbeyrac dans Iphigénie en Tauride il y a deux ans sur la même scène) prend le rôle du séducteur Don Giovanni dont il fait un personnage manipulateur, maniant tantôt un phrasé violent et acéré, et teintant tantôt un legato séducteur d’une douceur suave : sa voix mixte séduit tandis que son registre grave, plein et ombrageux, punit. Son air du champagne est vif, volubile et sonore, bien que la mise en scène le maintienne dans un statisme en contrepoint de la musique. Son épouse à la ville, Nicole Car, lui donne bien du fil à retordre à la scène en Donna Elvira, dont la rage se concentre dans la voix, aiguisée, bien que moirée, au vibrato suave. Tout deux partagent également d’intenses pianissimi, beaux moments de délicatesse.
Régulièrement invitée en France pour chanter du Mozart, Jacquelyn Wagner campe une Donna Anna intense, comme sa voix fine et acidulée au timbre de métal blanc. Ain Anger prête sa voix profonde et large à un Commandeur batailleur, qui devient ensuite un vengeur solennel à la voix d’outre-tombe.
La mort de Don Giovanni permet au monde d’expier ses fautes et à la vie de reprendre ses droits : les balcons refleurissent, Masetto et Zerlina badinent, et le public applaudit l’ensemble des artistes avec enthousiasme.