Le Conte du tsar Saltan questionne le réel à La Monnaie
De la simplicité des contes naissent souvent les histoires les plus graves. Le Conte du tsar Saltan, joyau du patrimoine russe, malheureusement trop méconnu de notre côté de l’Oural propose en outre -dans cet opéra de 1900 qui n’avait pas été joué sur la scène belge depuis 1926- une radicalité d’orchestration et une passion illustrative du folklore invitant au voyage. Jouant de ce patrimoine même du conte, Tcherniakov fait table rase du folklore pour présenter une vision « faite main », une simplicité presque enfantine et naïve. Une clé de lecture est ici essentielle à la compréhension : le jeune Gvidon, enfant abandonné par son père le Tsar suite à une machination de ses tantes, est autiste. Échappant au réel par cette condition, l’enfant aidé de sa mère nourrit l’image du conte en ajoutant une strate supplémentaire à la fiction, en faisant le lien entre réel et imaginaire. Finalement, chacun est invité à travers la perception de Gvidon, à ressentir plus qu’à voir : si les décors et la scénographie orientaliste sont délaissés c'est au profit du prisme d’un regard enfantin et hypersensible. D'autant que la scène se meut dans des visions colorées : entre vidéo-projections, dessins, costumes extravagants et apparitions fantastiques, le réel meurt peu à peu, emportant avec lui la rage des personnages adultes pour ne laisser que vertu innocente.
Vive, précise et complexe, la partition de Rimski-Korsakov requiert de bons chanteurs mais aussi une grande aptitude pour le drame de la part des solistes. Entre théâtre et opéra, chacun tire son épingle du jeu avec une finesse d’interprétation, nourrissant son personnage dans une liberté (dé)concertante. Véritable cœur de la pièce, le jeune Gvidon interprété par le ténor Bogdan Volkov brille d’un jeu ultra libre et décomplexé, effarant de justesse à propos de l’autisme. Le chanteur déjà primé et reconnu (du programme jeunesse du Bolchoï à Operalia et Orange) apparaît pour la première fois sur la scène bruxelloise. Par la pureté du rôle, son innocence mais aussi sa complexité, le ténor dessine un trait vocal noble, sûr et précis, en puissant contraste avec le personnage tel que pensé dans le livret. De cet alliage résulte une dimension nouvelle, presque messianique, annonciatrice de la beauté de l’âme des « fous », plus justes, plus innocents surtout. La voix sombre et sensible de Bogdan Volkov s’offre claire, droite au but et pourtant ornementée avec une intelligente perception du rôle et une diction précise.
Sa mère, Tsaritsa Militrisa, figurée par Svetlana Aksenova luit d’un soprano teinté de douleur, sombre et très sensible dans les graves, pour briller dans des aigus limpides et fulgurants. Le jeu de la mère, protectrice et aimante, pur d’un amour inconditionnel offre à la chanteuse un calme et une profondeur pudique, maîtrisée et très noble. Plus stridentes et appuyées, les voix des deux sœurs à l’origine du méfait sonnent viles et envieuses. La mezzo-soprano Stine Marie Fischer dans le rôle de Tkatchikha s’offre avec vélocité, un contour de voix très dessiné et un jeu à l’image de l’effroyable personnage. La voix précise et ornementée de la chanteuse nourrit le rôle avec un ridicule assumé et assuré, similaire à Javotte dans Cendrillon. Sa sœur, Povarikha, interprétée par Bernarda Bobro brille d’une voix plus assise, ronde à l'image de la sœur gourmande, qui se dessine pourtant parfois acidulée, vive et piquante. Le plaisir est au jeu, et la voix complète un « idéal-cliché » sororal au caractère sans scrupule, délicieux. Olga Kulchynska dans le rôle du cygne, brille d’une voix étourdissante, entre puissance et finesse. Aucune note ne semble mettre à la peine la jeune chanteuse à la confiance assurée. L’apparition du cygne (qui n'est pas sans rappeler une fée de Pinocchio, version Walt Disney ou Joël Pommerat) est auréolée de magie, sublimée par le décor dessiné. La voix fine, acidulée et pourtant déployée de la chanteuse la porte dans des strates enchanteresses mais fait aussi exister le conte avec force.
La marâtre Babarikha, interprétée par Carole Wilson et sa voix de mezzo se dessine versatile, souple et acide. À la mesure de son rôle, mi-peste mi-mère, l’autorité se fait sentir d’un ton acéré et légèrement strident. Plus affable et encore plus noble, Ante Jerkunica marque le rôle du Tsar Saltan d’un grave redoutable, sensible et austère. Rassurant et profond d’un timbre sombre, la basse croate marque la distribution par sa voix mâle, sûre et plus récitative, s'équilibrant avec le caractère davantage théâtral des autres personnages.
Accompagnant le tsar, les trois marins interprétés par la basse Alexander Vassiliev, le ténor Nicky Spence (que le public bruxellois -puis lyonnais- a récemment vu avec De la maison des morts de Janáček) ainsi que le ténor ukrainien Alexander Kravets, équilibrent encore davantage le plateau vocal en symétrie avec les rôles secondaires féminins, tout aussi vifs et précis. Vasily Gorshkov dans le rôle du vieil homme se distingue d’une voix de ténor très dessinée à l’image du conte entre deux âges, d’une maturité vocale sublime, d’un élan théâtral, jeune et ludique.
Avec l’habituelle qualité des Chœurs de La Monnaie de Bruxelles sous la direction de Martino Faggiani, qui englobent de leur présence le public pour plus de résonance, l’expérience est globale, ludique, magnifiée par la direction musicale d’Alain Altinoglu qui rend hommage à la partition vibrante (le public a la satisfaction d'y reconnaître le fameux "vol du bourdon" dans une interprétation vive), hommage aussi au conte de Pouchkine et à son ineffable imagerie.