Un Déluge d’applaudissements à Versailles : Il Diluvio universale
Une soirée pleine d’émotion, couronnée par la remise de la médaille de Chevalier des Arts et Lettres au chef argentin par Catherine Pégard, Présidente de l'établissement public du château, du musée et du domaine national de Versailles.
Il Diluvio universale (Le Déluge universel) est une œuvre exceptionnelle par sa rareté (elle ne fut redécouverte qu’au début des années 2000 et ne fut proposée au public contemporain qu’en 2010, au Festival d’Ambronay), par son genre hybride (ce « dialogue à cinq voix » participe à la fois de l’oratorio, du drame sacré, de l’opéra), son originalité qu’Alarcón qualifie, dans le programme, de « sans pareille dans l’histoire de l’oratorio italien ». La musique, virtuose, constamment séduisante, éminemment dramatique, ne laisse aucun répit à l’auditeur, happé pour son plus grand bonheur dans cette magistrale fresque sonore où s’affrontent la toute puissance des éléments, l’ire et la volonté divines, la crainte et la terreur éprouvées par les humains.
C'est dans la Chapelle Royale de Versailles qu’Il Diluvio est ici redonné, dans une interprétation qui subjugue visiblement le public. Le Chœur de chambre de Namur et la Cappella Mediterranea connaissent leur Déluge sur le bout des doigts et offrent un festival de couleurs, de musicalité, de dramatisme. Leonardo García Alarcón les dirige avec un enthousiasme communicatif, et chaque musicien, choriste ou instrumentiste, semble habité par la musique qu’il interprète. Des raffinements les plus subtils (les premières gouttes de pluie, évoquées par la harpe, avant le déchaînement de la tempête) aux morceaux terrifiants (le chœur « Qui peut m’apporter de l’aide ? », dans lequel les hommes, progressivement engloutis par les flots, ne peuvent terminer les mots qu’ils tentent de prononcer), chaque page produit son très exact effet souhaité.
La distribution réunie fait preuve d’une implication sans faille, tant vocale que scénique – cette version peut être qualifiée de semi-scénique, avec entrées et sorties des personnages, gestuelle expressive, et même costume, maquillage et accessoire (une grande faux) pour la Mort. Mariana Flores (madame Alarcón à la ville) est une Rad flamboyante : le timbre est tout à la fois puissamment dramatique et émouvant. La maîtrise technique de la chanteuse lui permet de déployer de longs mélismes vocaux sur le souffle. Son époux (à la scène) Noé est campé par un Valerio Contaldo convaincu, vocalement et scéniquement. Patriarche investi d’une mission divine ou simple époux soucieux du destin de sa femme et de ses enfants, le ténor sait conférer à sa voix, toujours à bon escient, des accents tantôt impérieux, tantôt doux et caressants. Le premier duo entre Rad et Noé (« Sur la Terre »), interprété avec autant de raffinement que de conviction, suscite dans l’auditoire une émotion palpable.
Dieu (Matteo Bellotto) reste invisible pour sa première intervention. L’effet est saisissant, la basse italienne déclamant son texte sur un ton à la fois sobre et impérieux. Le timbre est chaud et empreint de douceur, laquelle est cependant presque excessive lorsque Dieu lance ses terribles imprécations en un chant très orné. Les vocalises, au demeurant techniquement bien en place, gagneraient alors à être projetées avec plus d’arrogance.
Julie Roset (l’Eau) et Caroline Weynants (la Nature humaine et l’Air) ont des voix bien différenciées : la première donne à entendre un timbre frais, cristallin, et vocalise avec grâce et précision (là encore, un surplus d’autorité dans la déclamation et d’éclat dans la projection donneraient plus de poids aux paroles terribles proférées par l’Eau, qui ne fait rien moins qu’ordonner « Que pluie, déluge, grêle et tempête / Submergent la Terre ».) La seconde possède un timbre plus rond, plus velouté, et se révèle très émouvante dans son incompréhension des événements frappant les humains.
Alessandro Giangrande (la Justice divine), premier soliste vocal à intervenir, fait une entrée fracassante, surgissant du public et interrompant l’orchestre pour exiger « Que la justice triomphe et que le monde périsse ! ». La voix du contre-ténor est projetée avec force aux deux extrêmes de la tessiture, et le chanteur sait donner aux mots le poids qui leur revient. Le médium en revanche se fait un peu plus discret et moins sonore.
La voix de Fabián Schofrin sonne ce soir un peu fatiguée et n’obéit que partiellement aux volontés du chanteur, mais curieusement, cela participe de l’effroi suscité par la Mort, être indéfinissable, au visage livide dont les yeux sont immensément cernés, éructant ses terribles paroles ou chantant et dansant son triomphe sur le rythme d’une tarentelle… endiablée !
À la fin du concert, triomphal, l’émotion est à son comble lorsque Leonardo García Alarcón, entouré de sa femme et de ses enfants, reçoit la médaille de Chevalier des Arts et Lettres. Le public ne laisse les artistes quitter la scène qu’à regrets, et non sans les avoir contraints à exécuter deux bis.