Rigoletto à Marseille au grand air du fort Alaimo
La lecture scénique de Charles Roubaud est imprégnée de graphisme et de géométrie. Des lignes pures (obliques, cercles, rectangles) organisent la scène avec des modules architectoniques efficaces, à la fois sur le plan symbolique et logistique. Tout repose sur la tension entre l’intime des duos, entre le père et la fille notamment, et le gigantisme d’un hochet de bouffon (décors d’Emmanuelle Favre). L’objet qui se tient normalement dans le creux de la main demande ici (fascinant littéralement) d’écarquiller les yeux : une humanité de nains qui se prennent pour des géants. Les éclairages de Marc Delamézière se superposent aux vidéos de Virgile Koering pour enchevêtrer un halo de relations entre les protagonistes, notamment le saisissant moment de la mort de Gilda dans les bras de Rigoletto. Les costumes de Katia Duflot soufflent ce même chaud et froid. Le plateau vocal, en majorité franco-italien, se montre ajusté aux dimensions tapissées d’une salle de théâtre, même si certains ont davantage le souffle du grand air, plus particulièrement le rôle-titre (Alaimo) et Sparafucile (Tikhomirov).
La Gilda de la jeune soprano palermitaine Jessica Nuccio (remplaçant Sabine Devieilhe qui "après étude du rôle, a décidé de se retirer de la production") porte dans sa voix la palette d’émotions de son personnage et d’autres encore, depuis Violetta (La Traviata) jusqu’à Liu (Turandot), en passant par La Somnambule. Elle est cette fille « jardin d’Eden », au vibrato aérien comme une crème légère, en froufrou de colibri, dont le potentiel lumineux n’émerge jamais aussi bien que des passages forte. La voix est fine dans le mezzo piano et dans les pianissimi, aux longueurs et langueurs jamais monotones. Elle offre à cette version un lyrisme de nuances, au service de la découpe du mot (deux qualités qu’elle partage avec le rôle-titre). Maddalena est campée par la mezzo-soprano italienne Annunziata Vestri, qui enfile comme un gant le costume du rôle. C’est en femme d’Almodovar (Rossy de Palma), en vampe un brin transsexuelle, qu’elle interprète le personnage. Le trouble vient également de son usage d’un medium quasi masculin et parfois proche de la voix parlée. Ses talents de musicienne chambriste lui permettent de s’ajuster au quatuor de l’acte III, et d’y déployer un timbre chaud et généreux. La Giovanna de l’éclectique mezzo-soprano Cécile Galois (entendue avec bonheur dernièrement dans Irma la douce à l’Odéon) est une figure rassurante et assurée, garante intelligente de la vertu. Son rôle, bref mais puissant, la conduit à attaquer le son par le haut, grâce à un organe ductile qu’elle maîtrise sereinement, pour mieux trouver son assise, et se mettre au diapason de sa protégée. La Comtesse Ceprano, rôle de femme-trophée en robe somptueuse, est incarnée par la soprano chorégraphique Laurence Janot. La parure vocale est à l’avenant : moelleuse et fruitée. Le Page de la soprano Caroline Géa introduit quelques fugaces accents d’innocence enfantine dans ce monde voué à sombrer dans la nuit.
Rigoletto est confié au baryton palermitain Nicola Alaimo, déjà entendu dans le rôle-titre de Falstaff à Marseille en 2015 et cette année à Monte-Carlo, et qui poursuit avec bonheur sa trajectoire de personnage verdien. Sa capacité à changer de timbre comme de dimension en fait l’incarnation humaine du hochet scénique (« Comme je me sens grand ici » dit-il à l’acte III). Aucun registre vocal ou émotionnel ne lui semble étranger. En caméléon lyrique, il se compose, se décompose et se recompose en permanence. Sa voix est un instrument, son corps un violoncelle de chair qui anime jusqu’au monologue par l’agencement des dynamiques, des couleurs, et des modes de prononciation. Le Duc de Mantoue du jeune ténor sicilien Enea Scala déploie quant à lui la palette d’énergies vocales empruntées à Rossini, Bellini et Donizetti. Il offre un Verdi ardent, frais à plein, mais fait d’aisance et de charme. Tout en présence physique, bien ancré dans le sol de ses deux bottes de cuir, sa puissance de projection se colore de son véritable sentiment amoureux pour Gilda, et en importe tout le soleil nécessaire, grâce à de solides aigus. Le Sparafucile de la basse russe Alexey Tikhomirov, habitué des rôles monumentaux du répertoire (Grémine, Boris, Sarastro, le Commandeur) en impose, par sa stature, sa capacité à aiguiser la lame, et sa grande voix, aux saisissantes amplifications. Les graves sont longs, étirés souplement, insidieusement, jamais écrasés. Une diction impeccable d’une langue qui lui est pourtant étrangère fait vibrer toutes les consonnes comme des coups de poignard. Il devient alors difficile au Comte Monterone, confié à Julien Véronèse, de surenchérir, en termes purement vocaux. Le chanteur sait puiser dans le hiératisme du rôle. Il en a le physique d’outre-tombe inquiétant, aux yeux révulsés, mais il lui manque, peut-être ce soir, le souffle tonitruant, ténébreux et glacé de l’au-delà.
Le Comte Ceprano est campé avec naturel par le baryton Jean-Marie Delpas, accompagné de son délicieux petit chien Nathan, qui a parfaitement appris son rôle silencieux. L’homme a de la rondeur chorégraphique dans les bras et quelques angulosités bienvenues dans la voix. Le Marullo du jeune baryton français Anas Séguin promène sur le plateau une aisance physique et vocale insolente. La voix et le corps trouvent leur place immédiatement dans l’espace lyrique. Le trio des rôles secondaires est complété par le Matteo Borsa du ténor français Christophe Berry, fin sculpteur de la matière sonore, à la déclamation soignée. Enfin, l'Officier est confié au baryton, presque basse, Arnaud Delmotte, qui importe des univers lyriques plus légers à ses fugaces répliques sonores.
Roberto Rizzi-Brignoli, à la baguette, est un musicien chaleureux, tout en charme et sourire. Sa gestique repose sur des courbes accueillantes, des bras et du corps entier, mais jamais invasives. Elle est volontiers suspendue aux lèvres et au souffle des chanteurs, plus qu’elle ne leur donne leur entrée. Pourtant, le son qui émane de la fosse est fervent, puissant, presque trop, comme s’il était contaminé par les grands espaces antiques de plein air. La phalange marseillaise répond comme un seul homme, contaminée quant à elle par l’enthousiasme du chef. Après un micro-réglage des cordes, se détache de la couleur d’ensemble de belles percées des vents et du violon solo. Le chœur masculin de l’Opéra de Marseille (Emmanuel Trenque) trouve immédiatement sa dynamique verdienne, dans l’énergie crépitante comme dans la couleur doucereuse.
Les larmes ultimes du hochet contrastent avec la fête, faite sur scène et dans la salle, jusqu’au faîte des saluts.