La Tragédie de Carmen à Compiègne, hommage à Peter Brook par Eva Zaïcik
La Tragédie de Carmen (réinvention du célèbre opéra de Bizet) créée aux Bouffes du Nord en 1981 par Marius Constant (compositeur et chef d'orchestre), Jean-Claude Carrière (écrivain, scénariste) et Peter Brook (mise en scène) brille d'une aura mythique et mystique. Les spectateurs du Théâtre Impérial de Compiègne semblent tous s'adresser la même question avant le spectacle afin de se répartir en deux catégories : ceux qui ont vu La Tragédie de Carmen par Brook aux Bouffes du Nord et ceux qui ne l'ont pas vue. Le jeune Florent Siaud appartient à cette seconde catégorie mais il a assurément vu et revu les trois versions cinématographiques réalisées deux années plus tard et s'il décide donc de remplacer la mise en scène de Peter Brook par sa propre mise en espace, il lui reprend énormément d'éléments visuels et dans la direction d'acteurs, tout comme se retrouve d'ailleurs ici l'idée vue dans la mise en scène de Calixto Bieito de tracer l'arène finale par un cercle de craie (sauf que loin d'emplir l'immense salle de la Bastille, il est ici juste assez grand pour y allonger deux âmes).
Le climat d'immersion absolue dans l'univers de Carmen s'appuyait certes sur la disposition scénique au Théâtre des Bouffes du Nord (cette piste s'avançant jusqu'au public et réciproquement), mais le spectacle demeure très distant à Compiègne en raison des trois principaux choix de Florent Siaud : couvrir le sol d'un tapis rouge, cacher les personnages derrière des planches de bois (ébauchant les arrêtes en coursive d'une arène -scénographie et costumes de Romain Fabre) et surtout avec son imposante lune qui diffuse une lumière blanche, de la fumée en vidéo ou bien une lumière rouge pour annoncer les crimes sanglants.
La version musicale et dramatique est nonobstant conservée et garde cette concentration réinventée et authentique : les airs sont répartis différemment pour composer une nouvelle narration, les dialogues deviennent monologue, Micaëla et Carmen superposent leurs solos, mais l'ensemble est cohérent d'autant qu'il revient aux textes de Prosper Mérimée ayant inspiré l'ouvrage (l'exemple le plus éloquent étant le retour du "mari" de Carmen sorti de prison et déjà assassiné par Don José, élément absent de l'opéra, comme bien d'autres). Tout est ici placé sous le signe du destin : le thème des cartes ouvre et referme l'opus dans un rythme de Habanera tel un lointain glas de timbales. La version est resserrée en 1h20, sans chœurs, avec quatre chanteurs et deux comédiens qui incarnent le capitaine (Nicolas Vial, bien projeté dans ses confessions en sirotant sa flasque d'alcool) et Laurent Evuort-Orlandi (dont l'impressionnante stature entre successivement dans la peau de l'aubergiste crapuleux et du mari repris de justice).
La Carmen d'Eva Zaïcik allie les univers exotiques et lyriques, chaleur et légèreté, naturel mélodieux, aisance incarnée, boudeuse, frondeuse et moqueuse (quand Don José doit partir à l'appel du clairon), sensuelle sur une roucoulade de vocalises et de déhanchements. Les consonnes sont aussi chaudes que les voyelles sont lumineuses et ancrées. La Habanera est une démonstration de rubato : avançant et reculant tout en conservant le tempo fondamental, envoûtant le public et tout le plateau (embrassant et embrasant indifféremment Don José et Micaëla).
Le ténor Sébastien Droy (habitué à des rôles bien plus légers et baroques que Don José) est très serré dans l'aigu pris à pleine voix mais il le passe intelligemment en voix de tête au sommet de son grand air : la fleur jetée est ici intime et d'autant plus mélancolique dans cette version où elle n'est pas en bouton (déclaration d'amour au début de la relation avec Carmen) mais une feuille morte (Carmen aime déjà Escamillo). Le sanglot plus nasal que placé dans les résonateurs est cependant intense et nourri, avançant vers le drame. La construction du personnage -grâce à cette version Brook- le mène de la candeur au tragique.
La soprano Marianne Croux a clairement profité de sa formation à l'Académie de l'Opéra de Paris, et notamment de la Master-Classe donnée par Philippe Jordan pour préparer ce rôle de Micaëla. La voix remplit l'acoustique de pierre à travers tout l'ambitus et les intentions de ce personnage inquiet et tragique. D'autant qu'elle assume (jusqu'à se faire lacérer le visage dans cette version) la confrontation avec Carmen. Cette Micaëla a aussi la sensualité du rôle-titre, empruntant ses graves mezzo pour soulever des montées colorées et tournoyantes.
Eva Zaicik & Laurent Evuort-Orlandi / Marianne Croux - La Tragédie de Carmen par Florent Siaud (© Agathe Poupeney)
Le baryton Alexandre Duhamel est le seul ayant déjà chanté, dans une production scénique, son rôle (le toréador Escamillo). Il déploie d'ailleurs une intensité et un volume à la dimension de l'Opéra de Montpellier (l'allergie au maquillage en moins, fort heureusement : compte-rendu), démesuré pour la salle et surtout l'intimisme de cette version. La brillance du timbre métallique très forgé sais pourtant s'adoucir progressivement, à la mesure que le drame devient chambriste et il soulève enfin des sons murmurés.
À l'unisson, offrant un plan rapproché sur le drame et les personnages, l'adaptation musicale met la grande focale sur les instruments, réduit à la quinzaine. L'Ensemble Miroirs étendus dirigé par Fiona Monbet offre la précision indispensable des soli avec flûtes-fifres, alto langoureux, violoncelle râpeux et le piano, délicat mais indispensable soutient à l'accord avant d'accompagner seul la tragique fin de Carmen qui mène Don José là où il va la tuer (désespérée, sa mantille devenant voile funèbre résigné car, dans cette version, Escamillo est mort à la corrida). Si l'effectif instrumental manque de basse et surtout ne permet pas les grands élans orchestraux (recourant même à une bande-sonore enregistrée) il s'implique dans l'action scénique, placé côté Jardin et défilant même sur scène pour former la quadrille.