Berliner Kabarett & Les 7 Péchés Capitaux à l'Opéra de Tours
Le répertoire lyrique est très riche en chefs-d'œuvre de moins d'une heure et les maisons d'opéra y puisent de plus en plus allègrement pour proposer des soirées complètes avec des diptyques originaux (loin du traditionnel et légendaire CavPag) qui donnent un nouveau regard sur chaque opus et sur leur lien. Le duo de pièces proposé ici par l'Opéra de Tours avec la Compagnie Opéra Éclaté permet même de raconter un moment clé dans l'histoire de la musique et de l'Europe, en deux épisodes. La première pièce plonge dans un cabaret berlinois avec une suite de sketchs (écrits par Marcellus Schiffer et mis en musique par Mischa Spoliansky) apparemment légers et goguenards sur l'avènement des supermarchés. Mais les ménagères en quête de promotion et les travestissements burlesques se font petit à petit, subtilement d'abord puis violemment grinçants contre la société de consommation et l'anesthésie du peuple par le capitalisme. La vulgarité comique devient franchement agressive, les slogans commerciaux se muent en brûlots politiques et le public ne rit plus quand il est menacé d'un revolver par un ange martial qui met un brassard nazi. Cette plongée dans l'horreur du nazisme est ainsi conçue en prélude aux 7 Péchés Capitaux qu'ont précisément créés Kurt Weill & Bertolt Brecht à Paris en 1933 (le 7 juin au Théâtre des Champs-Élysées) après avoir dû fuir la censure et la menace nazies, alors justement que Weill avait commencé sa carrière outre-Rhin en tant que pianiste de cabaret.
Renforçant le lien et la continuité des deux opus, le dispositif scénique (mis en scène par Olivier Desbordes) reste identique : une mise en abyme, un cabaret dans le cabaret. Sur la scène, une petite scène est en effet installée avec des petits rideaux aux motifs cousus, attachés à une grande plateforme au sommet de laquelle les personnages peuvent cheminer pour observer l'action et s'adresser au public. Tout cela est dans l'esprit de Weill et Brecht, qui souhaitent montrer au public les ficelles et s'adresser directement à lui pour lui rendre le pouvoir. La continuité enrichit aussi les personnages, comme si les deux actrices du cabaret berlinois avaient émigré aux États-Unis pour y faire fortune mais devaient y traverser Les 7 Péchés Capitaux de la vie moderne (l'intrigue de cet opus qui ressemble beaucoup à la vie de Weill), tandis que les quatre hommes observent leur parcours, leur jettent des billets et leur font miroiter des récompenses.
La continuité se fait enfin musicale, d'abord avec l'Orchestre Symphonique Région Centre-Val de Loire/Tours placé en fond de scène et qui combine (plus qu'il n'alterne) les différentes ambiances d'inspiration viennoise : l'élan des valses, la rigueur d'un piano de cabaret, les glissements de cuivres (certains parfaitement voulus et dans l'esprit, d'autres non).
S'il aurait dû regarder davantage les moniteurs placés dans les loges latérales retransmettant en vidéo la battue énergique du chef Pierre Bleuse placé derrière eux et le rideau du théâtre de fortune, le plateau vocal, lyrique, sonore et bien placé rend presqu'inutiles les micros dont les solistes vocaux sont affublés dans la première partie : le quatuor masculin est même claironnant dans Les 7 Péchés Capitaux.
Puisqu'il n'y a qu'une seule partie féminine chantée dans ce Berliner Kabarett et puisque Les 7 Péchés Capitaux dédoublent l'unique personnage féminin en une voix chantée et une danseuse (Anna I et II), celle-ci joue d'abord les utilités (ouvreuse de rideau) dans la première partie, montrant ensuite ses talents de danseuse et de souplesse (que Fanny Aguado interprète mais qu'elle a également conçus elle-même comme les nombreuses chorégraphies du spectacle), bientôt monnayés au plus offrant dans ce monde d'avarice et de luxure.
Marie Lenormand mène donc la revue, du début du cabaret jusqu'à l'épilogue concluant le voyage à travers sept villes et autant de Péchés Capitaux, sachant naviguer avec souplesse entre eux comme entre les registres, parlé et chanté (en s'appuyant sur ses talents de Sprechgesang dont nous vous rendions compte avec son Pierrot lunaire en marionnettes japonaises). Son vibrato se serre en fin de phrase, après s'être épanoui dans une articulation nette des paroles et des notes (certes un peu voisées -avec du souffle- dans le corps). Au fil de la soirée, le chant s'intensifie en vibration mais s'appauvrit en harmoniques et volume, notamment dans les montées censées figurer le pathos.
Dans leur participation aux sketchs déguisés puis dans les personnages respectifs de La Mère, Le Père et Les Frères (où ils déploient des ensembles synchronisés tonnants) : Frédéric Caton impressionne toujours autant par son articulation et sa prosodie exemplaires et délicieusement surannées mais qui sait aussi swinguer sur son timbre de douces cendres (en allemand comme en français, les sketchs mélangeant les deux langues) qui le font souvent engager pour des œuvres modernes et contemporaines très jouées et récitées, Carl Ghazarossian s'égosille un peu dans un aigu plafonnant avec une voix sinusoïdale mais la projection reste audible malgré le menton baissé et la nuque tendue, Jean-Gabriel Saint-Martin associe les qualités de l'ange-martial (la douceur et l'autorité de la projection comme de l’incarnation très froncée et appuyée sur le bas-médium sachant même épaissir son velours), enfin Raphaël Jardin campe avec délices et un abattage assuré des personnages au jeu massif, comme sa voix si charpentée qu'elle en fait douter de sa qualité de ténor.
Le public d'abord interloqué (notamment à l'entracte, les couloirs de l'Opéra résonnant audiblement des interrogations quant au sens du propos et les miroirs du foyer reflétant des mines interrogatives) se laisse nettement plus emporter par Les 7 Péchés Capitaux et applaudit très chaleureusement la fin du spectacle, avec toutefois une huée rappelant aussi l'originalité de ce projet qui danse le French Cancan avec casque à pointe, habillé d'un brassard nazi et d'un caleçon en dentelles.