Psyché Torturée d'un nazi impénitent : Les Bienveillantes, création en Flandre
Par définition, toute adaptation, récréation est un défi, une gageure. Un roman adapté pour le cinéma ou le théâtre doit être refondu, restructuré, réduit, encore davantage pour l'opéra où le texte chanté prend encore plus de temps : le mot livret vient d'ailleurs de l'italien libretto qui signifie petit livre. L'enjeu aura cependant rarement été aussi immense que pour adapter Les Bienveillantes, terrible roman d'un millier de pages. Heureusement, l'auteur et le livre ont offert eux-mêmes les outils de cette adaptation : mélomane et musicien (admirateur de Bach, comme son personnage principal nazi), Jonathan Littell a construit son roman comme une suite baroque de danses avec sept mouvements correspondant à sept épisodes de la guerre vécue par son anti-héros vraisemblable : une Toccata introductive est le point de départ des Mémoires de l'officier SS fictif nommé Maximilien Aue qui revit la Shoah par balle en 1941 (sur le rythme de la danse Allemande), le siège de Stalingrad où il est envoyé pour "soigner" son homosexualité (accompagné par la danse nommée Courante), Berlin (Sarabande), Auschwitz (Menuet), Poméranie (Air) et Berlin 1945 (Gigue). La prose du roman s'inspire du rythme de ces danses, le livret de cet opéra contemporain adapté en allemand (avec quelques phrases en français) conserve cette structure, le tout permettant un tissu de citations baroques dans la partition. Le compositeur ne se contente pas de reprendre des extraits d'autres œuvres (notamment La Passion selon Saint Jean), il cite une diversité de styles et procédés musicaux, à commencer par les chœurs de la Tragédie antique. Le titre même du roman est une référence à la Tragédie Grecque : une fois que les furieuses déesses de la vengeance, les Érinyes ont été apaisées, elles deviennent les Euménides ("Les Bienveillantes"), même pour un nazi comme Max qui a réussi à fuir la chute de Berlin en 1945, en revêtant les habits d'un soldat français mort (la "culture" sauvant encore le Barbare, ici grâce à sa maîtrise du français). De l'Antiquité, la partition plonge jusqu'à des déformations vocales cauchemardesques électroniques en passant par le docteur de Wozzeck, les palindromes (phrases musicales pouvant être chantées à l'envers) de Lulu, quelques élans de mélodies et d'accords, comme des effluves romantiques ou exotiques s'élancent : un véritable piano à queue flotte avec sa pianiste dans les airs, une musique de salon résonne avec de la musique de chambre et des valses viennoises.
Toutes ces références littéraires, théâtrales et musicales sont aussi bien combinées, associées que fusionnées tout en gardant leur limpide clarté individuelle grâce à une direction lancinante et précise de Peter Rundel et aux musiciens de l'Orchestre maison qui naviguent avec métier sur le fleuve sanglant des superpositions de lignes, rythmes et plans musicaux, le tout sous la constante menace des soudaines et terribles cataractes sonores.
Cet écheveau à la fois méticuleux et foisonnant de subtilité et de violences insoutenables est à l'image de chaque élément dans cette production parce qu'il est à l'image de ce roman et de ce personnage cultivé commettant les pires atrocités. Le metteur en scène Calixto Bieito ne présente aucun costume ou accessoire nazi ("ce n'est pas dans mon esthétique, Jamais" nous affirmait-il, avant de nous rappeler qu'il est né à Miranda de Ebro, ville espagnole qui renfermait le plus grand camp de concentration du Sud de l'Europe !) mais le nazisme est bien omniprésent. Le plateau est une pièce avec quatre portes creusant chacun des trois murs immaculés (du sommet desquels cette psyché est examinée par des soldats patrouillant comme sur un mirador, ou par des spectateurs surplombant un théâtre anatomique). Dans cette chambre de mémoire, Maximilien revit les épisodes de la Guerre et ses tortures intérieures en les infligeant au chœur de martyrs qui y sont concentrés, torturés, violés (la pièce devient littéralement une "chambre à gaz", une "douche"). C'est la dimension la plus terrifiante de ce Gesamtkunstwerk (œuvre d'art total, concept wagnérien que cite l'équipe ayant construit cet opus), l'élément capital du roman de Littell que cet opéra a su reproduire : le personnage principal commet un ultime outrage, en revivant la Shoah d'une manière égoïste et impénitente, il raconte les douleurs qu'il a vécues -lui- pendant la guerre, absolument pas par compassion pour les juifs mais d'une certaine manière à cause d'eux, à cause du travail qu'ils ont "demandé" pour être éradiqués. La mise en scène présente ainsi un peuple torturé, pataugeant dans les excréments, s'en pourléchant tels des zombies assoiffés de sang (le personnage principal souffre de constipation, Bieito inonde le plateau avec un long tuyau déversant des hectolitres de liquide brun, métaphore d'un peuple excrémentiel dont il faut se débarrasser). La Psyché torturée de ce nazi transforme les victimes de l'Holocauste en ses complices, qui doivent l'accompagner et même l'encourager dans ses délires scatophiles et scatophages, nécrophiles et nécrophages, l'homosexualité qu'il refoule au point d'en faire un crime, alors qu'il assume l'inceste avec sa sœur jumelle (autant de thèmes présents dans l'histoire de l'humanité, d'Eschyle à Eichmann en passant par Freud).
Le chœur plonge dans les pires tortures avec abnégation scénique et vocale. Preuve d'une préparation méticuleuse et intense, le son reste néanmoins juste, placé, rayonnant de bout en bout : offrant le "contrepoint" fondamental pour cette œuvre entre le génie musical et les horreurs martiales. Comme un chœur dans le chœur et une boîte de Pandore dans la chambre de Psyché, un quatuor vocal traverse l'opus (interprété par Hanne Roos, Maria Fiselier, Denzil Delaere et Kris Belligh) pour faire le lien entre la chorale et le soliste avec des qualités de madrigal, d'ombres glaciales chantant un "empilement de corps démembrés".
Même la performance du rôle principal est à l'image de son personnage, pour lequel le spectateur-auditeur (comme le lecteur du roman) se reproche de ressentir de l'empathie et même de l'admiration (les créateurs de cet opéra nous expliquaient qu'ils ne voulaient d'abord pas nommer ce personnage nazi par son prénom, mais bien vite cette proximité s'est imposée). Max, donc, est même l'un des rôles les plus exigeants du répertoire. Comme nous l'explique son créateur, le ténor Peter Tantsits, il s'agirait même du "record absolu" concernant la longueur des interventions chantées, dépassant Tristan et même Hans Sachs qui chante deux heures sur les 4h30 des Maîtres Chanteurs de Nuremberg (si Les Bienveillantes durent "seulement" trois heures, Max semble en effet chanter ou se préparer à chanter presqu'aussi constamment qu'il est présent sur scène). Peter Tantsits lui offre donc des moyens vocaux wagnériens, relativement à la taille du théâtre flamand. D'ailleurs, le texte cite le "Götterdämmerung" (le dernier opus de la Tétralogie de Wagner, Le Crépuscule des dieux qui désigne pour Max la chute des nazis, rappelant combien Wagner fut récupéré par ce régime). Vocalement, il parcourt le chant, le jeu et la parole, récits, ariosos et airs comme son personnage parcourt les champs de bataille du Nord à l'Est, bravant un orchestre et un drame qui multiplient les coups de théâtre et les outrages. Si le médium s'assèche, si l'aigu plafonne (mais demeure intense) et le vibrato se distend un peu, ce n'est qu'au crépuscule d'une performance éreintante et cela contribue même à montrer quelques faiblesses pour ce rôle de séducteur glacial. Le chanteur finira même en larmes lors des saluts après le rideau final, acclamé comme le reste des artistes (incluant le librettiste, le compositeur mais également l'équipe de mise en scène).
La soprano Rachel Harnisch incarne sa sœur jumelle Una et lui offre le contrepoint indispensable : elle retient, étouffe ses pulsions et passions (c'est même physique, tant le menton et les lèvres sont rentrés en-dedans) avec une grande régularité vocale mais qui laisse d'emblée mesurer la profondeur sensuelle du grave, séductrice de l'aigu chatoyant, tout en déployant une intensité constante aux couleurs de crépuscule, jusqu'à plonger littéralement dans l'inceste fangeux alors qu'elle se tient derrière le fauteuil roulant de son mari.
Un duo et un trio, apparentés vocalement et physiquement, soutiennent Max comme la corde soutient le pendu. Max ayant tué son père, sa mère s'installe avec un nouveau compagnon. Max les tuera tous deux. Avant cela le couple tente d'apaiser l'atmosphère par un cadre bourgeois (mais le plateau maculé rappelle combien ce sera impossible). Ils ressentent et représentent la peur grandissant face à la banalité du mal dans le quotidien. Vocalement aussi, ils rassurent par un métier éprouvé : le ténor David Alegret et la soprano Natascha Petrinsky ont des aigus aussi fortement lyriques et couverts qu'ils sont incessamment sollicités. Le vibrato de Madame se fait toutefois lâche à travers ses lignes qui s'épanchent bien jusqu'au fond et hauteurs de la salle, tandis que le volume de Monsieur est restreint, étouffé par les masses orchestrales.
Parmi le trio masculin, complémentaire en tessitures et en masse physique chauve et menaçante, le ténor Gianluca Zampieri est le premier soutien du personnage et du chanteur principal. Ce Docteur Mandelbrod cite certes le Docteur de Wozzeck (et même son capitaine) par des coups de trique vocaux sur des accents vifs et secs, pourtant la voix se déploie ample, généreuse et loin de traumatiser le soldat (comme le font le docteur et le capitaine de Wozzeck), il soutient Max dans son parcours jusqu'à la décoration des mains du Führer. Le baryton Claudio Otelli est une voix grave mais très grande et nourrie sur toute la hauteur de son ambitus. La basse Donald Thomson s'associe au ténor Michael J. Scott pour prendre Max en tenaille vocale, le cuisinant d'un chant lyrique très sonore en stéréo : ils incarnent deux commissaires qui suspectent Max de crimes (bien sûr pas pour ses atrocités nazies mais suite à la mort de ses parents), ils laisseront en fait Max en paix, disparaîtront et avec eux l'espoir de la justice. D'un tout autre aspect, mais tout aussi patibulaire et soutenant Max, Günter Papendell incarne le rôle de Thomas Hauser comme un sommet de froide terreur sonore barytonnante (qui se faufile même à travers la fosse d'orchestre, comme un espion perçant des lignes de char).
Max le nazi a beau prendre une douche nu sur le plateau dont la "boue" est recouverte par quatre arrosoirs à neige comme pour être blanchie, il a beau remettre son costume-veston et retourner à son bureau, celui-là même où chacun de ses coups de tampon déclenchait un nuage de fumée (la bureaucratie nazie déclenche ainsi les chambres à gaz), il a beau fixer le public dans la dernière image exactement comme au tout début du spectacle avec l'air de lui dire : "tu aurais fait exactement comme moi", son attitude est certes inchangée mais le plateau, comme le monde, n'est plus que salissures.