À Tours : La Flûte enchantée, ou La Revanche de la Reine de la Nuit
Bérénice Collet voyant dans La Flûte une œuvre soucieuse de maintenir la femme dans le rôle inférieur qui est censé être le sien à cette époque, elle bâtit sa mise en scène en l'opposant au livret, afin de pouvoir offrir aux femmes le statut qui semble leur être refusé : ainsi la Reine de la Nuit n’est-elle pas une méchante femme dans cette version. Dans le livret, elle traite pourtant sa fille comme un objet, offert comme trophée à Tamino s’il parvient à la lui ramener, sans que Pamina ait son mot à dire, elle exige que sa fille renonce à l’homme qu’elle aime et devienne meurtrière, faute de quoi elle sera « proscrite, abandonnée pour toujours, et tous les liens du sang seront brisés », elle l’offre même contre toute morale et tout sentiment d’amour filial à l’horrible Monostatos à la fin de l’ouvrage. Mais tout ceci serait la faute de son mari (qui ne lui a pas légué le cercle solaire) et de Sarastro, lequel est foncièrement mauvais et violent, sa belle philosophie humaniste n’étant qu’hypocrisie. Dans sa mise en scène, les femmes sont rebelles, à moins qu’elles ne soient réduites à l’état de servantes, prisonnières de Sarastro dans le palais duquel elles déambulent, les cheveux coupés, la mine contrite, les yeux baissés, toujours prêtes à s’agenouiller pour ramasser les papiers ou autres déchets que les hommes font sciemment tomber à terre. Les hommes précisément (à l’exception de Tamino et Papagano) sont soit des hypocrites jaloux de leurs privilèges et refusant aux femmes le statut d’êtres humains, soit des "porcs" à "balancer" de toute urgence (pénible scène du viol de Pamina par Monostatos).
Cette lecture, qu’a priori rien n’autorise dans le livret, fonctionne pourtant sans accroc, à une ou deux exceptions près : difficile de croire que le chant noble, protecteur, profondément humaniste de Sarastro, dans la lumineuse tonalité de Mi majeur qui est celle de In diesen heil’gen Hallen (Dans ces salles sacrées), ne soit qu’un tissu de mensonges et d’hypocrisie. Et surtout, la metteuse en scène semble embarrassée par le finale de l’œuvre, dont la musique et les mots disent très clairement l’effondrement de la Reine de la Nuit et le triomphe du Bien incarné par Sarastro et les initiés –ce que Bérénice Collet refuse : les dames de la Nuit (et les autres femmes) se ruent sur Monostatos et le poignardent, la Reine de la Nuit n’est pas engloutie mais quitte la scène sereinement. Quoi qu’il en soit, le spectacle offre de beaux moments. Certaines scènes sont plutôt incongrues mais font rire le public (les trois garçons vendant des hot-dogs dans une caravane, ou les trois dames apparaissant sous la forme de trois hommes travestis). L’utilisation de la vidéo est souvent intéressante, moins dans les gros plans des chanteurs disant leur texte que dans la création d’ambiances particulières, comme lors des obsèques du père de Pamina, mimées lors de l’ouverture devant un écran projetant l’image d’un paysage sinistre avec, au premier plan, une voiture noire (peut-être un corbillard) ou dans l’élaboration de trucages astucieux. La direction d’acteurs est par ailleurs très affûtée.
Sous la baguette à la fois précise et chaleureuse de Benjamin Pionnier, l’Orchestre Symphonique Région Centre-Val de Loire/Tours se montre dynamique et sans lourdeur, coloré mais transparent -qualités essentielles à la musique de Mozart. Les très jeunes chanteuses de la Maîtrise du Conservatoire Francis Poulenc (les trois garçons) font preuve d’une grande musicalité, tout comme leurs aînées dans les rôles des trois dames : les timbres de Clémence Garcia (voix claire et homogène), Yumiko Tanimura (voix fruitée à la projection aisée) et Delphine Haidan (timbre capiteux et grande élégance de la ligne vocale) se marient avec l’harmonie attendue dans leurs différentes interventions. François Bazola et Camille Tresmontant donnent un relief inhabituel aux personnages secondaires de l’Orateur et du Premier prêtre, le premier par sa voix sombre, sa ligne de chant châtiée, sa stature hiératique, le second par sa voix claire projetée sans effort.
Jérôme Varnier remporte un triomphe en Sarastro : la voix est puissante et le timbre prenant, les graves abyssaux de la partition sont atteints sans difficulté, et la maîtrise du souffle permet au chanteur un legato de grande classe, en particulier dans le premier air O Isis, und Osiris. La performance de Marie-Bénédicte Souquet en Reine de la Nuit pourtant ici centrale est inégale : certaines notes, sans raison apparente, se font trémulantes, le contre-fa est bien là mais un peu maigre, et la virtuosité est sage. D’où, sans doute, le silence qui accueille son premier air. Le second, en revanche, malgré un petit accident, montre la chanteuse très impliquée et lui vaut des applaudissements nourris. Monostatos est confié à un vrai ténor (Olivier Trommenschlager, à la voix saine, claire, bien projetée) et non à un ténor « de caractère », ce qui rend le personnage moins comique et plus inquiétant. Le couple Papageno/Papagena est adorable, elle (Marion Tassou) toute de fraîcheur vocale et scénique, lui (un Régis Mengus au timbre clair, à la diction remarquée, aussi à l’aise dans ce rôle léger qu’en héros romantique –voir le compte rendu de son Monsieur Beaucaire à Marseille) trouvant le juste équilibre entre tendresse, émotion et espièglerie, sans jamais franchir la ligne qui ferait basculer l’acteur de la drôlerie au cabotinage.
Quant au couple d’initiés, il présente deux profils vocaux tout à fait originaux : Florian Laconi fait valoir un timbre et un tempérament latins, assez inhabituels dans ce répertoire, mais conférant au rôle virilité et enthousiasme. Seuls quelques ports de voix sonnent un peu exotiques dans ce répertoire, et par ailleurs, le ténor ne semble pas tout à fait au mieux de sa forme, faisant entendre un léger enrouement et une tendance à plafonner dans l’aigu. Quant à Marie Perbost, elle incarne une Pamina à la fois forte et tendre, grâce à une voix ronde et chaude sur toute la tessiture, projetée avec une grande efficacité, ce qui n’exclut nullement le raffinement d’un legato soyeux, d’aigus filés, ou de nuances variées dans Ach, ich fühl’s, particulièrement maîtrisé et émouvant.