Alchimie sonore et visuelle du Freischütz à Caen
Le noir est omniprésent dans la mise en scène de Clément Debailleul et Raphaël Navarro. Le spectateur ainsi plongé dans l’obscurité est déstabilisé et ne peut anticiper l’action. Tout surgit de ce noir : les forces obscures enfouies, les personnages (le chœur compris) apparaissant et disparaissant, se cachant, dévoilant leur complexité et leurs doutes. Dans ce monde, les êtres de chair se métamorphosent en fantômes. Les effets illusoires sont permanents comme les balles de jonglage fluorescentes, apparence fantasmagorique des fameuses balles du concours de chasse. La vidéo permet de changer de taille, de zoomer sur les mains, les visages, de ralentir comme pour aller sonder au plus profond les sentiments des personnages. Au contraire, les projections holographiques accélèrent les images au point de les rendre éphémères et évanescentes comme pour montrer la multitude de pensées qui traversent l’esprit. La gravité n’existe plus et les corps, même ceux des chanteurs, se retrouvent en lévitation.
Les lumières judicieusement pensées par Elsa Revol viennent rompre l’obscurité, afin de structurer l’espace. Des voiles, miroirs, tentures, sont disposés tels des filtres plus ou moins opaques entre le spectateur et la scène, comme un point de passage entre le monde matériel et immatériel, entre le visible et l’invisible. Seuls les visages sont éclairés par moments à la façon d’un clair-obscur. Les effets et la magie renforcent l’expression des sentiments ou d’une atmosphère particulière (ainsi le diable Samiel réduit à une voix amplifiée et à quelques effets holographiques).
Dans l’unité esthétique d'une dimension intemporelle, les costumes imaginés par Siegrid Petit-Imbert sont sobres et sans aucune référence historique ni culturelle. Essentiellement gris et très épurés, y compris la robe de mariée d’Agathe, seuls quelques détails rouges (couleur de la veste portée par l’aïeul du garde-chasse) rappellent l’univers de la chasse. Cela étant, l’aspect festif apparaît complètement gommé (la seule pointe humoristique se trouve au début de l’acte II, avec les mimiques de l’aïeul suivant la conversation entre Agathe et Annchen).
Laurence Equilbey (également à l’origine du projet) dirige son ensemble Insula Orchestra. Dès l’ouverture, les sonorités des instruments anciens rappellent combien l’orchestre est un protagoniste de l’opéra. Les registres graves des vents qu’affectionnait Weber sont soignés ainsi que les alliages de timbres tout aussi novateurs en ce début du XIXème siècle. La direction de la cheffe est toujours précise aussi bien vis-à-vis de ses musiciens que des chanteurs de son chœur accentus (à l'aise dans les voix irréelles comme les passages joués et parlés du Singspiel). Les couleurs sombres ou primesautières alternent, les dosages des intensités sont audibles tout comme les contrastes sonores et les rythmes dansants. Elle est attentive à la progression dramatique dès l’ouverture, chaque thème -ou leitmotiv- est clairement mis en valeur, pour atteindre une alchimie sonore de sortilèges instrumentaux dans la fameuse scène de la gorge aux loups, à la fin de l’acte II.
Parmi le plateau vocal international, mentions spéciales tout d'abord aux deux rôles féminins. Le personnage d’Agathe est interprété par la soprano sud africaine Johanni van Oostrum avec sa voix veloutée et nuancée, à l’articulation expressive, à la conduite mélodique maîtrisée donnant la profondeur des doutes et des craintes face à un destin qu’elle devine tragique. À ses côtés, Annchen, interprétée par la soprano suisse Chiara Skerath a la voix acidulée et légèrement mordante de l'insouciante jeunesse. Elle se joue aisément des passages virtuoses, vocalise avec légèreté et apporte ce qu’il faut d’humour dans ces interventions, notamment lors du troisième acte où elle cherche à distraire Agathe en racontant une histoire de fantôme survenue à son aïeule.
Max, le fiancé d’Agathe et tireur malheureux, est interprété par le ténor finlandais Tuomas Katajala. Il est à son aise dans ce rôle romantique et parvient à faire exister cet anti-héros. Sa voix articulée et déclamée, au timbre moelleux présente des aigus aisés et bien projetés. Il campe ainsi un personnage tantôt apeuré, tantôt influençable. Quant à Kaspar, c’est le baryton-basse russe Vladimir Baykov qui incarne ce personnage sombre et maléfique, ayant vendu au diable l’âme d’un innocent à son profit. Sa voix imposante aux graves sonores est homogène et aisée dans les différents registres. Il pourrait cependant "sonner" encore plus sombre notamment dans son air "Schweig, schweig" à la fin de l’acte I.
Tous les interprètes des rôles mineurs sont précis et efficaces en particulier le baryton léger mais projeté de Samuel Hasselhorn incarnant le prince Ottokar, ainsi que le puissant mais bien dosé (équilibré au vibrato présent, malgré des graves un peu faibles) Thorsten Grümbel dans le rôle autoritaire du garde-chasse Kuno ou encore le baryton grave à la diction tonique et franche de Christian Immler campant l’Ermite. Sans oublier Anas Séguin et ses intonations moqueuses dans le rôle de Kilian (gagnant du concours initial de tir face à Max, compensant un léger manque de rondeur par la présence scénique) ainsi que Clément Dazin qui prête sa voix aux intonations sombres et inquiétantes pour incarner Samuel, le chasseur noir.
C’est avec enthousiasme et revenu dans le monde réel que le public applaudit longuement cette production qui doit poursuivre sa route à Luxembourg, Rouen et au Ludwigsburger Schlossfestspiele.