L’Ariodante de Bartoli : le héraut de Monte-Carlo
Cette production, signée Christof Loy, repose sur quelques clés, principalement autour de l’inversion des genres et des époques avec un savant usage du vêtement (impeccables costumes d’Ursula Renzenbrink), marqueur des temps et des classes sociales. Ariodante, chevalier travesti, se féminise, tandis que Ginevra, sa fiancée, se virilise (lorsque Ginevra est condamnée à mort, elle revient habillée avec les vêtements quittés par Ariodante et vice-versa). Les habits de l’ancien monde aux perruques poudrées échangent avec ceux du nouveau, aux complets ajustés (tandis que le Moyen-Âge tout entier est concentré dans l’armure et l’épée des chevaliers).
Avec une telle lecture, la direction d’acteur se doit de reposer sur une présence physique (et musicale) pleine et entière des personnages, véritables chanteurs de tréteaux. Le travail des corps (mimiques, maintiens et gestuelles) emprunte, lui aussi et en même temps, aux codes de notre temps (postures lascives très cinématographiques) et au ballet aristocratique. Des arrêts sur image se mélangent, non sans humour et irrésistiblement, à des compositions rococo. L’opulence baroque des interprétations est efficacement tempérée par un décor unique signé Johannes Leiacker : un salon apuré par le blanc perle des boiseries, sublimé par un bain plus ou moins doré de lumières (Roland Edrich). L’ouverture en deux de la paroi d’arrière-scène laisse apparaître les changements de décor, rappelant la forme architecturale baroque d’un immense trumeau, avec des toiles de peintres XVIIIe siècle rêveurs (Watteau ou Tiepolo).
Le rôle d’Ariodante, prince feudataire, écrit pour le grand castrat soprano Carestini, est dévolu ici à une mezzo-soprano de haut rang, Cecilia Bartoli. L’écoute retient sa capacité peu égalée à projeter et faire sonner les flashs de chaque consonne à l’intérieur d’un legato constant, nuancé par l’ambre plus ou moins enténébrée de son ample ligne vocale. En lien avec l’ouïe, la vue est également retenue par son jeu de scène et ses respirations millimétrées des ornementations pyrotechniques (jusqu’au rire et hoquet).
Ginevra, sa fiancée, au rôle particulièrement miroitant, est confiée au soprano limpide et soyeux de Kathryn Lewek. Chaque émotion est intégrée à la matière du chant, mais sans excès expressifs, dans la félicité comme dans la détresse. Les aigus, véritables cris de défense, ne sont jamais forcés. Le personnage est en suspens entre vie et songe, entre songe et trépas, et arpente les bords vertigineux du silence, à l’avant-scène. Seuls les gestes du chef et le murmure de la fosse paraissent la retenir en vie (Il mio crudel martoro .... Sì, morrò; ma l'onor mio).
Sandrine Piau compose en Dalinda (servante de Ginevra) un personnage fragile, presque expressionniste, dont la qualité de déchirure n’est pas la même que celle de Ginevra (elle nous en parlait très récemment en interview). La plainte de son timbre cristallin, au grain fin et brillant, est doucement tue, en même temps que furieusement chantée. Jeu et chant sont équilibrés et touchants dans l’incarnation, dans l’intention et la discipline d’interprétation.
Dans la distribution masculine, s’impose en premier lieu l’autre rôle susceptible d’être travesti : le noir rival Polinesso, Duc d’Albany. Il est campé par le haute-contre Christophe Dumaux, qui fait de son physique à la Don Juan un polisson, trousseur de jupons, mauvais garçon, tour à tour séduisant et lubrique. Comme ses consœurs, il s’emploie à truffer ses parties vocalisées d’onomatopées suggestives. Il monte vocalement en puissance et déplie, avec l’avancée du drame, toute l’étoffe de sa voix large, aux graves confortables (l’auditoire s’habituant rapidement aux aigus légèrement astringents).
La basse Peter Kálmán assure un Roi d’Écosse imposant, une colonne d’air vivante en long manteau d’hermine. Le timbre sonne depuis son corps-instrument avec lequel il joute contre les deux cors conviés sur scène. Qualité rare, il pare ses notes aiguës d’une suavité confondante. Lurcanio, le frère d’Ariodante, est ici l’élégant ténor Norman Reinhardt. Son incarnation sincère lui interdit de ménager physiquement sa peine pour escalader les escaliers acrobatiques et tourbillonnants de ses parties ornementées. Il semble être en proie à de petits moments de vertige (qui dessèchent la bouche), pour bientôt atteindre le confort d’une voix placée. Odoardo, favori du Roi, est confié au ténor un peu mat de Kristofer Lundin, du moins d’une couleur qui n’a pas le temps de briller dans la brièveté et délicatesse de ce rôle.
Outre les interventions des chanteurs en des parties parlées presque naturelles et quotidiennes, l’unité de cette longue succession de récitatifs et d’arias da capo qu’est Ariodante, sort renforcée par la direction musicale de Gianluca Capuano. Sa gestique discrète est serrée, de manière à susciter les soubresauts et les contrastes de dynamiques, de tempi et de textures nécessaires à cette musique. Il travaille un temps strié, trépidant et ordonné, comme une montre merveilleuse, propre à l’avancée inéluctable du drame. L’ensemble sécrète une pâte orchestrale ductile : fouet des cordes et des percussions, onctuosité des parties concertantes. Le Chœur de l’Opéra de Monte-Carlo, trop peu sollicité dans l’opera seria, n’est pas en retrait, et se montre subtilement préparé et intégré à l’action dans les deux actes extrêmes (Stefano Visconti).
Cette production fait se lever la salle en une longue standing ovation, qui en honore aussi bien la cohérence d’ensemble que la contribution lisible et apurée de chaque protagoniste à sa réussite.