Le Stravaganze d'amore enflamment la Galerie des Glaces à Versailles
Salon de l'abondance, Salon de Vénus, Galerie des batailles, Salon de Mercure, Salon d'Apollon, autant de pièces éblouissantes en enfilade traversées par le public avant d'arriver dans la Galerie des Glaces, illuminée par le feu des chandeliers (comme le programme traversera tant de splendeurs musicales et poétiques). C'est justement une chanson de feu et de glace qui est donnée ce soir à Versailles.
Le programme est littéralement centré sur la naissance de l'opéra. Les œuvres composées par Marenzio, Malvezzi, Caccini, Allegri, Orologio, Gagliano de 1589 à 1638 encadrent le premier chef-d'œuvre absolu du genre : Orfeo créé par Monteverdi en 1607. Le programme très varié mêle les formes diverses (intermèdes lyriques, Sinfonia et Toccata, madrigaux, opéras) recomposées tel un nouvel opéra imaginaire en quatre épisodes : L’extravagance de l’Amour, La Fable d’Apollon, Les larmes d’Orphée, Le Bal des Amants.
L'album enregistré dans la Chapelle Royale du Château de Versailles :
Le personnage d'Orphée revient au fil du programme, lien entre les morceaux divers : il est au cœur de ce concert comme il fut la source d'inspiration de nombreux chefs-d'œuvre dès la naissance de l'opéra. Orphée est prédestiné pour l'opéra dont il associe les arts (il est poète et musicien) aussi bien que les passions (il aime, perd, retrouve, perd à nouveau). Il correspond en outre au feu et à la glace : c'est pour ranimer la chaleur dans le corps froid d'Eurydice qu'il traverse les flammes de l'Enfer et le fleuve gelé de l'Achéron. Orphée donne le la pour cette chanson de feu et de glace, confrontation et mariage des oxymores dans les musiques et les paroles : soleil et gel, soleil puis étoile, ardeur céleste, le prix de l'amour et sa chaîne, forêt d'or devenue froide poussière et ombre dénudée, Apollon et pleurs glacés de la Ninfa.
Le chœur et l'orchestre Pygmalion sont les premiers artisans des transitions entre les pièces et de l'homogénéité du son pour ce programme aussi riche que divers. La douceur et le recueillement soutiennent des articulations souples vers un caractère angélique "felice", "ineffabile ardore". Chœur oxymore, solennel et glorieusement fougueux puis immensément rayonnant dans un accord, aux accents de ritournelles ou aux stases spirituelles, parfaitement sombres, toutes les voix ancrées par le registre grave (dans les profondes ténèbres chez Monteverdi) résonnent en même temps par des harmoniques lumineuses et la pureté des intervalles. Le chef Raphaël Pichon, dont la tête semble sur le point de caresser ou heurter un chandelier central, est toujours aussi noble qu'impliqué, d'une puissance ronde, aussi généreuse qu'esthétique.
@EnsPygmalion / @RaphaPichon / Stravaganza d'Amore - tournage ce lundi dans la Galerie des Glaces avec @CVSpectacles et bientôt sur @ARTEfr et @ARTEconcertFR. pic.twitter.com/cYGn4KdUYr
— Camera lucida (@_Cameralucida) 12 février 2019
Les solistes rayonnent dans toutes les configurations d'ensembles : duo des amants, trios répondant en soli-tutti avec le chœur, quatuor chambriste des ingrats, quintette puis sextuor de La Pellegrina à l'avant-scène, passage a cappella, airs sur continuo alternant ou avec chœur.
"Strrrrravaganza d'amore" clame le ténor-stentor Zachary Wilder pour ouvrir ce voyage avec son vibrato rapide et enflammé, aux consonnes appuyées. Son duo des opposés avec Lucile Richardot des deux côtés du chef chante l'épouvantable serpent nourri de chair. La contralto droite et râpeuse, appuyée dents serrées alterne voix mixte et sons tirés vers une fureur ardente poitrinée, bientôt blanchie dans la glace.
L'or et les glaces illuminent une larme dans la pupille de la mezzo-soprano Lea Desandre, à laquelle échoient les deux madrigaux absolument bouleversants du programme composés par Monteverdi : la Nymphe abandonnée et la femme recevant une Lettre amoureuse, investie comme dans un opéra, dans la terreur de l'abandon puis la douceur de l'espoir. Puissante et poignante par une économie de moyens, le visage ne se meut que pour légèrement se tourner de douleur ou de bonheur, la mâchoire s'entrouvre à peine mais place la voix depuis ce corridor vocal. Elle a l'assurance de celle qui connaît les lieux et les œuvres, qui a chanté et chantera l'Amour et la Messagère d'Orphée et Eurydice.
Dans une émotion noble (royale) Eva Zaïcik mesure de son mezzo et dans toute sa longueur la Galerie des Glaces. Entre feu et glace, la chevelure illuminée d'un côté, sombre de l'autre est telle la voix, ardente et moirée. Emiliano Gonzalez-Toro garde dans son registre coloré de ténor l'ample rondeur d'une charpente barytonnante, avant même d'alléger son assise large et mate vers un aigu en voix mixte.
Les solistes se retournent vers le chœur lumineux aux harmonies rayonnantes (d'une pureté anglaise), symbolisant ainsi le Paradis qui accueille Orphée : "en dépit du froid", dans la rédemption divine. Comme ensuite les solistes se retournent vers le chœur de l'Enfer "comme un serpent en hiver dans un champ gelé" (un enfer dominé par la basse de Nicolas Brooymans qu'il sait rendre sombre et presque rocailleuse après avoir brillé de lumière la veille et l'avant-veille dans les Vêpres à la Chapelle).
Un intense silence suit chaque accord, notamment la résonance finale, mais bientôt des acclamations enflammées brisent la glace. Les artistes triomphent au son des louanges à Jupiter. Strrrrravaganza d'amore résonne de nouveau, reprenant en bis "Balliamo, che l'onde [...] qual cosa più degna il ballo n'insegna" : Dansons telles les ondes, Rien qui vaille mieux !
En effet.