Je fixais le plafond et puis j’ai vu le ciel, à l’Opéra de Liège
Métissée, enthousiaste et humaine, la partition du compositeur américain et de sa librettiste June Jordan voyage vers un quartier défavorisé de Los Angeles sous la baguette de Philippe Gérard, dans la mise en scène d’Enrico Bagnoli et Marianne Pousseur. Le résultat surprenant, contemporain, pour tous les âges soulève des questions encore d’actualité, servi par des musiciens issus du conservatoire de Bruxelles.
Exit le drame de l’opéra classique, le quotidien se trame ici avec pour toile de fond le tremblement de terre de Los Angeles en 1994. Entre névrose apocalyptique et questionnement social, pas de héros, si ce n’est un échantillon social varié : flic, avocat, sans papier et assistante sociale, voyou et prêtre dans un décor fait main et numérique, entre force technologique et simplicité. La vidéo directe questionne le réel, l’instantané et la violence du quotidien. Les identités se troublent, le décor ingénieux évolue grâce aux images de film, tout se meut, surtout Los Angeles et son sol. L’ingéniosité du décor, la cohérence de ses techniques mixtes, repose sur une maquette de la ville illustrée entre un décor façon Michel Gondry et une belle maîtrise de la vidéo avec ses projections.
L’orchestre mené par Philippe Gérard, jeune, vif et très éclectique rend avec ferveur la partition cyclique et moderniste de John Adams, loin d’être facile. Les instrumentistes semblent parfois décrocher un peu et manquer de vélocité mais les nuances et harmonies sont rendues avec précision. Entre les guitares basses, les saxophones, piano et percussions, les sources musicales se fondent, melting-pot culturel à l’image des villes américaines, chaque instrument nourrit une identité et des racines, offrant aux voix de chaque chanteur une nouvelle palette à colorer.
Par un ingénieux choix de distribution, chacun tire son épingle du jeu avec simplicité et décontraction scénique, les voix sont variées et d'un haut niveau. Dans le rôle de la jeune mexicaine sans papier, Maria Belen Fos impressionne par une clarté de voix et une délicatesse de timbre, constante dans le souffle. Très sensible et solennelle façon Joan Baez, la soprano offre au rôle de Consuelo une noblesse, juste de voix comme de jeu.
Sonia Sheridan Jacquelin tient le rôle de Tiffany, jeune journaliste prête à tout, incisive et charmeuse. À fleur de peau, le jeu et le souffle sont maîtrisés, entre un lâcher-prise sensuel et une liberté de voix modulable à merci. La ligne s’assouplit à la mesure de son personnage, se transformant peu à peu, plus douce et profonde.
Plus opératique, la voix de Lionel Couchard en jeune voyou Dewain, gutturale, ornementée et puissante dénote avec le reste de la distribution. Le jeu reste assez classique, moins Broadway que Garnier, la voix offre un contraste intéressant avec son personnage qui gagne en noblesse et en puissance.
Côté Broadway, Nathalie Oswald (interprète de Leila, jeune assistante sociale très engagée) peut se targuer de correspondre au thème comédie musicale à l’américaine, la voix de mezzo poussée et scandée, légèrement stridente à la diction véloce, soutenant une présence scénique remarquée.
Affirmée, Nathalie Oswald semble pourtant aussi maîtriser les airs plus sombres et graves, façon jazz avec une belle ancre de voix, un goût pour le jeu de l’appropriation et du risque.
Plus austère et grave, la voix du flic Mike joué par Pawel Janota, plus soufflée et courte aussi lui confère une fragilité qui nourrit le rôle mais semble tout de même l'empêcher de déployer sa voix à la mesure de ses capacités. La rondeur vocale convaincante de la chanteuse Marie Juliette Ghazarian, la diction assurée et le souffle tempéré, maîtrisé et surtout riche lui confèrent un caractère plus lyrique, très juste et structuré.
Enfin, le prêtre reste discret jusqu’à son solo, sensuel et tragique qui remet en cause l’existence de Dieu. Brillant dans le doute d’une voix rauque et grave, avec une capacité véloce à monter dans les aigus, Marc Fournier se présente avec puissance et retenue.
Nul spectateur, assurément ne regarde le plafond dans ce spectacle qui dévoile aussi, habillement, un petit coin de ciel musical.
Enregistrement Records Nonesuch, 1998 :