Cardillac à l’Opéra de Flandre, psychose généralisée
À Paris, l’orfèvre du Roi Louis XIV, fou possessif, s’adonne à une série de meurtres pour récupérer ses créations et rien, pas même sa fille, ne saura l’en empêcher. L’histoire est brève, incisive, et la musique d’Hindemith à la mesure du propos travaille un riche livret issu du post expressionnisme allemand. Une originalité dangereuse et politiquement culottée.
Si l’Opéra Vlaanderen avait réussi à marquer certaines de ses récentes productions par une audace et un savoir faire habile (comme sa dernière en date, Les Pêcheurs de perles de Bizet), Cardillac aligne ici une dérangeante succession de déjà-vu, entre iconographie à la Gatsby, fourrures, déshabillés et perles, mais aussi boudoir "porno chic", néons et une transposition troublante façon Eyes Wide Shut. La mise en scène de Guy Joosten peut se targuer d’être évocatrice, comme du Kubrick mais refusant la noblesse.
Si l’ouverture musicale de Cardillac est une ode aux années 20, au cinéma Metropolis et à la photographie de Muybridge, le rideau (sur lequel sont projetées des images de foules) se lève sur un thriller angoissant et pesant. La scène s’illumine de néons, le décor s’étoffe peu à peu de dorures et de signes de richesse extérieure : l’orfèvre serial-killer et avide, tenaillé entre Picsou et Hustler, nage dans un bain géant de boyaux dorés. Intrusive, la première scène de meurtre débute sur un numéro de charme, une histoire quelconque de couple qui sera bientôt assassiné, dont les préliminaires débutent par un effeuillage plutôt douteux et littéral, suivi de la descente d’une barre de poll dance, annonciatrice de danse lascive. La femme qui s’y accroche est chanteuse, mais malgré une voix très dessinée, Theresa Kronthaler ne semble pas avoir été dirigée quant aux tenants et aboutissants de son personnage, la voix et la danse ne sont pas "lascives" mais manquent constamment de tomber, comme la barre de danse visiblement mal fixée.
Sous la direction musicale de Dmitri Jurowski, la partition revient alors aux origines de la création, brutale, froide et métallique : l'opus avait été à ce point critiqué (taxé de "cacophonie") suite à sa première en 1926, que le compositeur l'avait retravaillée. L’orchestre tempête, mais sonne parfois en décalage avec la performance des chanteurs et chœurs. Le rythme s’emballe et dans la psychose générale, le poids des notes s’ajoute à celui du décor.
De cette tempête quelques voix tirent leur épingle du jeu, notamment celle de Theresa Kronthaler qui joue la dame avec son mezzo-soprano. Fine, acidulée avec une belle profondeur, la ligne dessinée est riche, légèrement boisée et d’une diction ultra précise. Son mari, le cavalier au sort funèbre, dispose d'une voix de ténor très cernée, pincée et une vivacité de jeu frivole. Sam Furness est expressif, charismatique et (se) joue avec facilité du poids général de la pièce.
Cardillac, interprété par Simon Neal, creuse avec une profondeur de voix redoutable, une omniprésence démoniaque sur scène. Le baryton, non loin de Jack Nicholson dans Shinning, semble possédé, entre retenue permanente et chant exacerbé. Les aigus sont parfois difficiles, mais les notes justes, la présence du chanteur assumant jusqu'au grotesque : l'influence néfaste qui déteint jusque sur la santé mentale de sa fille, jouée par la soprano Betsy Horne, œdipe entre pervers narcissique et infantilisation de la femme. Troublante, la soprano américaine semble étriquée de voix comme de jeu. La grande capacité de voix lyrique est comme empêchée par le poids du masculin. Betsy Horne chante d’une voix pure, claire et bien définie qui manque cependant d’éclat. Le ton reste monocorde, le corps manque d’espace et la paranoïa s’installe.
Légèrement en retrait, l’officier figuré par Ferdinand von Bothmer marque par une présence assise, militaire et un ton prosaïque. La diction acérée, la voix puissante, il joue avec une confiance presque rassurante qui balance avec le reste de la distribution. À noter en outre chez le ténor un beau dessin vocal, et une ornementation en accord avec le jeu précis d’un officier, véloce et puissant. Le baryton-basse Donald Thomson endosse deux rôles inconciliables. En chef des prévôts, il joue de puissance et d'assurance, cependant que la mise en scène fait le choix absolument inconfortable pour le rôle du marchand d’or d'une caricature antisémite avec manteau noir, cheveux bouclés, kippa et mallette tenue fermement.
Dans cette foire d'empoigne esthetisée, les chœurs de la maison magnifient la partition avec une brutale puissance. À l'image d'un choix fort, mais risqué jusqu'à friser l'incident diplomatique (peu de temps après Lohengrin dans une esthétique nazifiante).