La Finta Pazza à Dijon : un vrai succès pour une fausse folle
La Finta Pazza (La fausse Folle), créée quelque 40 ans après l’œuvre souvent considérée comme le premier opéra de l’histoire de la musique (l’Euridice de Jacopo Peri – 1600), remporta un énorme succès, fit rapidement l’objet de reprises à travers l’Italie et jusqu’à la cour de France. Il est intéressant de constater que le motif de la folie, au cœur de si nombreux opéras (notamment ceux du premier romantisme italien), se trouve ainsi sollicité dès les premières œuvres du genre, si ce n’est qu’il s’agit ici d’une folie feinte : Thétis, mère d’Achille, afin que son fils ne meure pas au combat, a caché ce dernier (après l’avoir habillé en femme) dans le gynécée du Roi Licomède. Mais la fille du Roi, Déidamie, ayant découvert « ce que cachent les vêtements de femme » portés par Achille, l’a invité dans son lit et en a eu un fils. Achille est retrouvé par Diomède et Ulysse, venus le chercher afin qu’il embarque avec eux pour Troie. Achille est taraudé par l’appel des armes. En feignant la folie, Déidamie parvient, avant son départ, à lui faire révéler sa véritable identité au Roi Licomède et à lui faire promettre de l’épouser. C’est qu’en réalité, Déidamie n’est « folle que lorsqu’[Achille] l’oublie ! ». Le livret (dont la trame se trouve dans l’Achilléide de Stace) est très habilement construit. Féministe avant la lettre (Déidamie domine grâce à sa ruse les plus grands héros grecs), il ne comporte pas de temps mort.
Leonardo García Alarcón est le maître d’œuvre de cette résurrection musicale. Ayant opté pour un instrumentarium de taille restreinte mais offrant un large panel de couleurs, il procède à des choix, quant à l’instrumentation, qui sont ceux de l’orchestre monteverdien : « Ce qui a trait à la mer est pris en charge par les cornets, ce qui est de l’ordre de la lamentation par les flûtes graves, les allegros et les mouvements en concitato par les violons », explique le chef dans le programme de salle. Fort heureusement, au regard de ces choix, l’adorable petit Grand Théâtre (692 places) a été préféré au vaste Auditorium. Le résultat est un jaillissement permanent de couleurs mais aussi un régal d’équilibre, de vivacité et de finesse.
Après l’Elena de Cavalli à Aix-en-Provence en 2013, Leonardo García Alarcón retrouve son complice Jean-Yves Ruf. À la dynamique théâtrale déployée par la Cappella Mediterranea du chef correspond un spectacle visuellement séduisant, avec arrivée des déesses par les airs, variété des décors et des costumes (respectivement signés Laure Pichat et Claudia Jenatsch), ou encore utilisation du rideau de scène rouge pour figurer la voile du bateau par lequel arrivent Ulysse et Diomède : autant d’éléments proposant un équivalent actuel des procédés utilisés par le grand décorateur Giacomo Torelli à la création. La direction des acteurs est travaillée : Filippo Mineccia, notamment, passe avec beaucoup de naturel et d’aisance (et sans jamais prêter à sourire) du statut de femme délicate à celui de guerrier viril.
Les applaudissements extrêmement nourris sont accordés à tous les chanteurs. Dans les petits rôles de Aurore/Junon, Thétis/la Victoire, la Renommée/Minerve, Julie Roset, Fiona McGown et Norma Nahoun rivalisent de charme. La première fait entendre une voix légère, un rien acidulée, assortie d’un phrasé soigné. Les deux autres possèdent un timbre plus pulpeux, avec un léger vibrato expressif pour Norma Nahoun et une voix souple conduite avec élégance et habileté pour Fiona McGown. Dans le double rôle de Vulcain/Jupiter, Scott Conner impressionne aussi bien par sa haute stature que par sa voix sombre projetée, tandis que Salvo Vitale est un capitaine à la voix de basse expressive et bien posée. Le baryton Alejandro Meerapfel campe un roi Licomède convaincant : la voix n’est pas des plus puissantes mais elle est d’une belle couleur, portée par un chant expressif et soigné. Diomède, le rival malheureux d’Achille, est chanté par le ténor Valerio Contaldo dont le timbre, à la fois léger et moelleux, sert particulièrement bien la scène de dépit amoureux du dernier acte.
L’œuvre comporte deux rôles ouvertement comiques. Kacper Szelążek prête sa voix de contre-ténor parfois légèrement métallique mais bien projetée à l’Eunuque. Marcel Beekman possède un timbre de ténor léger très particulier (voix percutante un peu nasillarde), adapté aux rôles de composition : il fut récemment Platée ou Mime, et sera Pluton dans Orphée aux enfers à Salzbourg en août prochain. Dans La Finta Pazza, sa nourrice fait éclater de rire le public, en particulier lorsque, au début du dernier acte, incapable de faire lever le rideau, il se lance dans ce qu’il présente comme étant un air pour « meubler » (« Quand j’avais mes cheveux d’or ») – un gag qui semble inspiré de la mise en scène de King Arthur selon Shirley et Dino.
Ulysse et Achille sont deux contre-ténors : le timbre riche de Carlo Vistoli et l’attention qu’il porte aux mots lui permettent de brosser un Ulysse viril, pleinement convaincant dans ses tentatives de ramener Achille sur le sentier de la guerre. Achille, précisément, est un "rôle en or" puisqu’il permet de traduire tout à la fois la tendresse du personnage lorsqu’il est femme ou jeune amoureux, mais aussi toute la fougue du guerrier en devenir. Filippo Mineccia relève le défi aussi bien dans son jeu de scène que dans son chant, porté par une voix offrant un large panel de nuances, dans un style impeccable –même dans les moments les plus dramatiques ou les plus expressifs. Ses dernières scènes, lorsqu’il découvre, atterré, sa bien-aimée en proie à sa (supposée) folie, les mains liées, constituent un grand moment d’émotion. Enfin, dans le rôle-titre, Mariana Flores se montre engagée sur le plan scénique et vocal. Sa voix puissamment dramatique, riche en harmoniques et servie par une technique maîtrisée lui permet d’incarner une Déidamie tour à tour sensuelle, passionnée, désespérée, rouée… saluée par des salves d’applaudissements.
Un spectacle à revoir – ou à découvrir – en mars prochain à l’Opéra de Versailles (réservations) !