À Bruxelles, La Gioconda vue par Olivier Py… et Stephen King !
Un homme nu, des néons, une baignoire, une loge d’artiste : la mise en scène d’Olivier Py ne se résume pas à une juxtaposition de ces procédés qui lui tiennent particulièrement à cœur, au contraire, elle parvient à surprendre. Tout ne fonctionne certes pas avec le même degré d’efficacité, certains détails, certaines scènes apparaissent parfois peu compréhensibles, mais certaines idées très fortes restent en mémoire : le choix du décor avant tout, particulièrement oppressant, une sorte de sous-sol sinistre à moitié inondé, d’où est bannie toute lumière du jour. Il pourrait s’agir du repaire secret des membres du Conseil des Dix, sorte de milice fascisante (tous portent des bottes, sont vêtus de noir, avec un brassard marqué CX), dont l’extrême brutalité se traduit dans des scènes d’une grande violence.
À sa tête, Barnaba apparaît comme l’allégorie du Mal, qui prend corps sous la forme du masque démesuré d’un clown grimaçant, façon Ça (It) de Stephen King : le monde souterrain et humide où officie Barnaba favorise encore ce rapprochement. Ce masque prend petit à petit des proportions énormes (il devient vraiment gigantesque à l’acte IV, au cours duquel Barnaba apparaît sur scène en s’extirpant de son œil, dans une vision cauchemardesque) et se démultiplie, signifiant la prolifération du Mal (tous les invités du bal portent un masque de clown au III). Olivier Py fait du livret de La Gioconda un drame noir, brutal, violent, haletant, et rend vraisemblables les apparitions subites de tel personnage qui en fait était caché derrière une porte ou une tapisserie, la succession de meurtres ou de suicides voulus, tentés, avortés au cours des deux derniers actes, et jusqu’au réveil de la fausse morte Laura (déambulant comme une somnambule avant qu’elle ne recouvre complètement ses esprits).
Barnaba, bien plus que son avatar hugolien (Homodei, dans Angelo, tyran de Padoue, même s’il tire toutes les ficelles du drame, n’occupe pas à ce point le devant de la scène), est un personnage important dans l’opéra de Ponchielli. Dans la version qu’en propose Py, il en devient l’élément central, monstre de sadisme et de cruauté n’hésitant pas à répéter froidement au premier acte l’assassinat de la Cieca qu’il mettra en œuvre à l’acte IV sous les yeux des spectateurs (dans le livret, le meurtre a lieu hors scène), et ses ricanements diaboliques, à la toute fin de l’œuvre, loin d’être grotesques ou mélodramatiques, glacent le sang. Franco Vassallo, l’un des "vilains" actuels parmi les plus convaincants (également apprécié en Iago et qui nous parlait de son travail en interview) incarne ce démon d’un timbre noir, percutant, projeté sur toute la tessiture, dans une constante attention aux mots. Une incarnation saluée par une ovation au rideau final.
Olivier Py renforce encore l’épaisseur des personnages. La Cieca devient ainsi une véritable figure du martyr, dont la mort n’aura toutefois aucun pouvoir salvateur ou rédempteur. Dans ce rôle de victime que la cécité prive de toute défense, Ning Liang fait preuve d’un réel engagement vocal mais le legato pourrait parfois être plus soigné. Elle se montre courageuse scéniquement (difficile scène du premier acte où elle se fait brutaliser et violenter avant d’être arrosée d’essence, échappant de peu à l’immolation). Autre figure de l’innocence, Laura est efficacement incarnée par Silvia Tro Santafé, au chant puissant et percutant (l’aigu couronnant le duo "E un anatema" couvre même celui de la soprano), porté par une voix colorée d’un petit vibrato serré, et aux accents non dépourvus d’une certaine raucité dans le grave.
Enzo est loin de se réduire à l’amoureux transi glanant les applaudissements du public avec le romantique et gratifiant "Cielo e mar". Là encore, Olivier Py ne cache pas la part de violence propre au personnage, vif, emporté, se montrant parfois brutal avec Gioconda. La voix de Stefano La Colla, puissante, au timbre éclatant, parfois trompetant, rend justice à cet aspect du personnage. En revanche l’absence de morbidezza (douceur) et une palette de nuances limitée prive le personnage de sa part de romantisme. Par ailleurs, l’emportement et la fougue, en particulier dans les aigus forte, lui font à plus d’une reprise perdre en justesse, certains aigus étant chantés trop haut.
Les portraits d’Alvise et de Gioconda sont à la fois enrichis par le metteur en scène et les chanteurs : tous deux ont en effet leur part d’ombre, de douleur, de lumière, et cette mixité de sentiments les rend particulièrement attachants. Alvise a les traits et la voix de Jean Teitgen dont la carrière s’internationalise, après Londres (Carmen), Peralada et Madrid (Thaïs) ou Genève (Ascanio). Toujours limpide de ligne et de diction, la basse au timbre si personnel dont les couleurs changent au fil des émotions ressenties par le personnage, incarne un Alvise tantôt touchant lorsqu’il est dévoré de jalousie, tantôt détestable lorsqu’il se plaint de l’infidélité de Laura alors que lui-même est en compagnie de sa maîtresse Gioconda ou qu’il ordonne à Laura de s’empoisonner.
Gioconda, enfin, trouve en Béatrice Uria-Monzon une actrice capable de traduire par sa physionomie, ses gestes, ses postures, l’amour passionné, la violence réprimée, le désir de vengeance, le désespoir. Vocalement, le vibrato est certes un peu large, la voix comporte parfois quelques "trous" (dans le médium surtout), mais le rôle est maîtrisé, dans sa tessiture, la puissance et le dramatisme qu’il requiert.
Enfin, l’Orchestre et les Chœurs sont remarquables de précision et de transparence, la direction de Paolo Carignani parvenant à rendre l’œuvre puissamment dramatique sans jamais tomber dans la grandiloquence, l’excès ou le mauvais goût. Cette première se solde par un grand succès pour les interprètes mais également pour Olivier Py, en dépit de quelques sifflets à peine audibles. Bruxelles n’est pas Paris…