Rusalka : la Bastille noyée de beauté
Reflets et miroirs poétiques structurent le plateau en symétries, comme cet opéra, conte lyrique en trois actes de Dvořák (la créature aquatique Rusalka cherche ou fuit constamment son double ou sa moitié : son père, le prince, la sorcière, La Princesse étrangère). Le plateau conçu par Robert Carsen plonge dans le lac par un effet de symétrie parfaite : un axe de symétrie (la surface du lac) divise le monde terrestre et le monde sous-marin dans un effet de miroir. Le lac réfléchit l'image d'une immense chambre à coucher avec son lit deux places : représentant l'union avec le Prince, dont rêve l'héroïne en levant ses yeux et en adressant sa chanson à la lune. L'impression poétique est renforcée par le travail des lumières de Robert Carsen (avec Peter van Praet), les ridules aquatiques habillant la face visible des parois sur le plateau, leurs envers étant éclairés par des couleurs bleutées tamisées.
Ayant pactisé avec la sorcière, Rusalka semble "remonter à la surface" lorsque la moitié inférieure du plateau s'écarte pour que la chambre à coucher descende sur scène. L'ondine prend d'emblée la robe de mariée sur le lit, danse avec, va dans les bras du prince, s'habille en mariée et s'avance comme vers un autel, mais d'emblée elle se serre alors la gorge, annonçant le drame de cet être aquatique manquant d'air et d'amour.
Le deuxième acte reprend sur cette même image, mais cette fois devant un axe de symétrie vertical, démarquant côté jardin et côté cour. Les figurants se meuvent en parfaite symétrie et les seconds rôles chantés ont aussi un double qui les imite en play-back. Rusalka a pour double La Princesse étrangère, qui chante en prenant sa place, mais Rusalka ayant perdu sa voix afin de pouvoir rejoindre les humains, elle ne parvient pas même à imiter le chant. L'ondine est obligée de se déshabiller violemment elle-même pour faire comme la princesse étrangère déshabillée par le prince. Rusalka met alors la pièce sens dessus dessous pour tenter de rompre la symétrie, mais elle ne provoque qu'un étirement des deux moitiés du plateau, qui l'écartèlent symboliquement.
Le troisième et dernier acte la montre perdue devant l'onde d'un rideau translucide, qui laisse ensuite voir le lit nuptial (à la verticale) dans lequel la sorcière allongée se moque d'elle. Le lit se met à tourner, mais Rusalka finit par franchir l'onde, elle retrouve la chambre du premier acte et le prince qu'elle enlace. Leur couche s'enfonce dans les eaux par la projection de plus en plus opaque de l'onde sur le rideau final.
Le plateau de Carsen a également le mérite d'offrir aux chanteurs une boîte acoustique, prolongeant la symétrie visuelle par un léger écho et soutien des voix. Dans le rôle-titre, Camilla Nylund peut ainsi conserver la douceur du personnage, n'interdisant pas un plein investissement scénique. Vocalement, si elle ne peut se déployer pleinement jusqu'au sommet de la tessiture, l'aigu atténué a son charme et le medium s'appuie assurément sur un ample vibrato. Cette Rusalka ménage aussi sa force pour un aigu perçant en altitude, précisément là où elle exprime sa volonté de monter à la surface et devenir humaine, comme plus tard, en symétrie, l'une de ses montées aiguës s'étire et retombe en sanglots longs.
Le Prince de Klaus Florian Vogt est constamment très droit et tendu physiquement, les jambes arquées, à l'image de sa voix projetée, droite et très placée. Le ténor nourrit certes ce chant exigeant et intense, mais il ne tente toutefois pas de chanter la note la plus aiguë de la partition. La ligne sait enfin ralentir dans l'articulation d'une émotion adoucie au contact ultime de Rusalka.
Vodník, Esprit du lac, ondin et père de Rusalka a la voix ronde et un peu assourdie de Thomas Johannes Mayer, figurant l'inquiétude croissante pour sa fille. Modérément audible en-dehors de ses accents toniques réguliers, il déploie cependant une figure intense, ainsi qu'un long souffle ample dans les passages a cappella.
Michelle DeYoung (appelée dans ce rôle de Ježibaba en remplacement d'Ekaterina Semenchuk, celle-ci remplaçant Elīna Garanča pour Les Troyens dans cette même salle) incarne une sorcière aux graves charpentés, appuyés, phrasés sur de grandes échelles bien marquées, comme son vibrato méprisant. Imposante en stature sur ses hauts talons, noirs comme sa robe, elle se maquille les joues avec le sang du couteau dans lequel elle se mire. Lyrique, ses graves en appellent au diable, comme ses aigus à la malédiction (mais elle se trouve certes couverte par le forte orchestral).
La Princesse étrangère de Karita Mattila trouve sa juste place, à la fois méprisante et séductrice (comme la sorcière) envers Rusalka et Le Prince. Ce rôle de double et d'antagoniste ne l'empêche nullement de déployer l'élégance de son allure et de sa voix. Le public redouble nettement d'attention pour apprécier cette chanteuse renommée, à la fois ronde en support et incisive en corps, richement claire en timbre.
Par deux interventions ensemble, deux petits rôles puisant dans l'Académie de l'Opéra se font remarquer : Le Garde forestier de Tomasz Kumiega (à l'aise dans l'articulation des paroles tchèques et des notes, assuré et avançant sur le plateau et le tempo) ainsi que Le Garçon de cuisine par Jeanne Ireland (une voix tonique sur les airs populaires, projetée en lyrisme, vibrant aisément et conservant la rondeur de l'assise). Au contraire, La Voix d'un chasseur et le Chœur demeurent des échos excessivement distants.
Enfin, la largesse globale du vibrato et l'intensité de l'appui rend difficile de distinguer les trois nymphes dans leurs premières interventions, très synchronisées. Leurs parties s'individualisent dans le dernier acte, présentant les trois voix du registre féminin : la soprano Andreea Soare frondeuse aux aigus et jeu en-dehors, la soprano Emanuela Pascu affinée et raffinée dans une partie mezzo, la contralto Élodie Méchain à la charpente et teinte vocale moirée.
Susanna Mälkki dirige en douceur et amplitude, obtenant des phrases liées jusqu'aux trilles et résonances des cordes pincées, dans l'harmonie suave des bois et des cuivres. Elle contrôle également des élans fougueux, modérément suivis par une fosse homogène. Les différentes couleurs tamisées dans la fosse répondent aux ambiances du plateau, l'Orchestre manque cependant de cataractes graves. La harpe onirique introduit le moment inoubliable de l'œuvre : la Chanson à la lune. Le plateau frémit de ridules aquatiques lumineuses, comme assurément les yeux de plusieurs spectateurs, notamment de couples se prenant à ce moment la main. Comme son plateau submergé, le vaisseau de la Bastille est noyé d'émotions.
Prolongeant la féerie, après avoir été noyé de beauté c'est vers d'épais flocons de neige que le public quitte la Bastille.
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