Die Tote Stadt à réveiller les morts (Limoges)
Comme Sandrine Anglade nous l’expliquait en interview, sa nouvelle production de La Ville morte (Die Tote Stadt composée en 1920 par Erich Wolfgang Korngold) repose sur un plateau en pente occupant toute la scène, qui permet d’élever tous les musiciens parmi les chanteurs. Chaque section de l’orchestre est encaissée dans sa propre « bassine » et l’action se joue sur les ponts qui les traversent. La structure est fortement évocatrice, non seulement des canaux, rives et quais de Bruges (le livret de cet opéra est basé sur le roman Bruges-la-Morte publié en 1892 par Rodenbach), mais aussi d’une série de tombeaux ouverts, les morts se réveillant et renaissant pour le Jugement Dernier.
Outre sa « sorcellerie évocatoire » (selon la formule de Baudelaire), la structure du décor a plusieurs avantages : tout d’abord, elle offre suffisamment d’espace à l’important orchestre requis (comme la plupart des théâtres de France, la fosse de Limoges n’est pas assez grande), mais elle facilite de surcroît le travail des chanteurs qui n’ont plus à transpercer une fosse immensément puissante (problème rencontré par des interprètes de La Ville Morte à Toulouse en novembre dernier).
D’emblée, le dispositif porte ses fruits. Brigitta, interprétée par la mezzo Aline Martin, tisse un chant pleinement projeté qui remplit toute la salle, avec des aigus saisissants. Le baryton Daniel Schmutzhard lui répond dans les rôles de Frank et Fritz/Pierrot en mariant les couleurs élégantes et chaleureuses d’un chanteur de Lied avec de riches aigus héroïques. Dans le deuxième tableau, avec l’air de Fritz « Mein Sehnen » il parvient à suspendre le temps alors même que le chef d’orchestre, Pavel Baleff, mène une valse allante.
Le rôle central de Paul offre le plus grand défi acoustique, car sa partition est souvent accompagnée d’un orchestre à plein volume. Le ténor canadien David Pomeroy brille du début à la fin, au-dessus et à travers l’orchestre, exprimant la passion du monde dans ses aigus électrisants, héroïques et charnus. Il dégage en même temps une vulnérabilité touchante, faisant planer des pianissimi quasi falsetto (une voix mixte s’approchant du fausset) dans son duo avec la défunte Marie, sans oublier sa diction allemande intelligible et une économie dans le dramatisme (alors que le personnage de Paul est tiraillé par de multiples émotions contradictoires, entre amour, jalousie, douceur, regret, honte, deuil, rage meurtrière, apaisement). L’adieu tendre au fantôme de sa défunte femme sur le thème valsant de Marietta, mène à une image finale représentative de toute la mise en scène, subtile et puissante : il effeuille et éparpille les roses rouges dans la fosse, comme pour un enterrement.
De même, dans le rôle de Marietta, Johanni van Oostrum plane au-dessus de l’orchestre et du plateau dans un sourire radieux et une voix chaude, straussienne. La soprano sud-africaine est intensément présente, volumineuse et pleine d’essor du haut en bas de la tessiture, grâce à une technique de chant athlétique et fraîche, sans faiblesse ni stridence. Encore capable de filer des aigus pianissimi à la toute fin, elle gagne même en éclat et aisance durant la soirée. Ses répliques parlées, dans le style de La Maréchale sont claires et charmantes. Quand elle prend la voix fantomatique de Marie, le ton étrange et doux de son phrasé répand le frisson, et ce dès son entrée en scène dans une robe de mariée, identique à celle de la défunte Marie (mais tachée de sang, par des pétales de roses rouges cousus).
C’est aussi dans la scène finale qu’interviennent les enfants en chœur, les OperaKids de Limoges. Habillés en noir et voilés de rouge, illuminés de petites torches qu’ils allument une à une, leur chant est certes un peu trop poitriné pour suggérer les esprits d’un autre monde, mais ils transmettent eux aussi le frisson. Les chœurs d’adultes les rejoignent, habillés, et illuminés à l’identique, émergeant même depuis les canaux des musiciens.
Les quatre rôles secondaires sont également remarqués, hilarants et inquiétants à la fois : la jeune Jennifer Michel (Juliette), soprano lyrique au timbre généreux et plein d’éclat, Romie Estèves (Lucienne), mezzo très lisse et agile, Loïc Félix (Victorin), ténor lyrique au timbre chaleureux et Pierre-Antoine Chaumien (comte Albert), ténor très haut et léger. Sous la baguette expressive de Pavel Baleff, l’immense orchestre semble se livrer avec passion, pour une performance saisissante de bout en bout.