L’Enlèvement au Sérail finit sa tournée par un voyage à Reims
Si la violence des passions de cette intrigue se cache pudiquement sous un voile de musique gracieuse et légère, la mise en scène tente ici de rendre son immédiateté par une transposition. Nous ne sommes plus dans l’Ispahan parfumé des Lettres Persanes, ni l’Alger sulfureux d’Angélique et le Sultan, mais à Vienne, en Autriche, dans les années 1930 avec l’atmosphère potentiellement étouffante et dangereuse d’un Cabaret sur arrière-fond de révolte politique, avec également des chorégraphies et danses joyeuses.
Ici, les Espagnols parlent espagnol (et allemand et italien), les Anglais parlent anglais (et allemand), et les Turcs parlent toutes les langues y compris la leur : un délice pour les spectateurs polyglottes, de constants "yo-yos" vers les sur-titres pour les autres et une grande complexité pour le jeune public, dans cette œuvre à moitié sans musique. Seul le Pasha parle français. Ces très rares moments dans la langue de Molière, récités de façon experte par le comédien Stéphane Mercoyrol, sont comme une petite récompense bien méritée. Dans ce Sprechrolle, rôle parlé, libéré des contraintes de la musique, Mercoyrol fait résonner toutes les langues comme si elles lui étaient maternelles, et à travers son souffle, par son corps qu'il maîtrise comme un acrobate de cirque, tout le drame paraît en lui profond et vrai, en contraste avec les artifices de la musique chantée qui l’entoure.
Katharine Dain, la vedette de la soirée dans le rôle de Konstanze, voluptueuse, vulnérable, expressive et radieuse dans sa robe rouge, chante presque toujours sur un ton bien frêle sur tout l’ambitus, sauf dans les notes suraiguës de son premier air, Ach ich liebte. Là, soudain, des diamants rebondissent dans la salle. La chanteuse n’est pourtant pas gâtée par la mise en scène, lorsqu'elle doit déployer son art les yeux bandés, enfermée dans une étroite cage alors que les "clients du cabaret" et leurs cigares remplissent la scène et la salle de nuages de fumée étouffant sa voix presque jusqu'au chuchotement. Son expression musicale est pourtant constamment remplie d’une émotion sincère et, même sur un fil de voix, les vocalises sont justes.
Elisa Cenni, électrique dans le rôle de Blonde, (ou Blondchen), énergique et confiante dans sa perruque bleue et mini-jupe, leste comme une ballerine en bottines aux talons hauts, commande l’énergie de toute la scène. Elle chante "Durch Zärtlichkeit und Schmeicheln" (Par tendresse et flatteries) en dansant avec les hanches, ce qui souligne joliment la musique. Elle appuie solidement sa voix, qui reste finement focalisée, au prix d’être un peu serrée dans les aigus.
Jeune ténor malgache, Blaise Rantoanina chante le rôle de Belmont d’une voix très légère, avec souplesse et douceur, sincérité et une grande expressivité musicale. Il lui manque encore le développement de tous les résonateurs pour un son plus projeté, plus appuyé, plus vibré. Dans le rôle de Pedrillo, César Arrieta appuie en revanche solidement la voix, claire et projetée dans tous les recoins de la salle, dans le chant comme dans le dialogue, en allemand, en italien comme en espagnol. Théâtralement délicieux, portant ses pantalons bouffants de Turc aussi bien que la robe étincelante de diva barbue pour son duo avec Blondchen, Nils Gustén n'est vocalement pas la basse profonde requise pour le rôle d'Osmin, les graves abyssaux manquant de menace.
La direction musicale de Roberto Forés Veses est remarquée pour ses gestes expressifs. Veses semble très attentif et sensible aux chanteurs, dans le style italien : les mains et le regard levés haut, il paraît diriger de mémoire, souplement, tout en menant des tempi énergiques, toujours vers l'avant. La fosse suit avec allégresse, notamment les soli enchanteurs du violon, du violoncelle et de la flûte.
Ce Sérail populaire se referme sur un rythme enlevé et un public ravi.