Songs aux Bouffes-du-Nord, un théâtre musical ancien et moderne
Ce spectacle est
construit à partir du répertoire anglais du XVIIe siècle
exhumé pour le disque Perpetual Night que Lucile Richardot a
enregistré avec l’Ensemble Correspondances. Lorsque le drap blanc
qui recouvre le plateau se retire au son du « Care-charming
sleep » de Robert Johnson, le spectateur retrouve
naturellement les violes et les cordes pincées qui accompagnent à
merveille ces airs dont la mélancolie traverse les siècles.
La difficulté première était de nouer une intrigue cohérente autour d’un répertoire fragmentaire et non dramatique. Ici, pas de mythe sur lequel échafauder un nouveau contrepoint, seulement des bribes, témoins de l’esprit d’une époque qui s’étend des derniers feux du règne d’Elisabeth I aux premières armes d’Henry Purcell. Cette problématique est contournée par un synopsis volontairement flou : il s’agit d’un enterrement (de vie) de jeune fille lors d’un mariage raté ou imaginaire. Ou bien, en reprenant les mots du collectif La vie brève à propos de Fugue : « il est question de l’amour et de la mort comme d’habitude, et on chante quand les mots manquent ou qu’ils ne suffisent pas ».
En maîtresse de cérémonie dépassée par les évènements, cheffe de « l’orchestre du cœur de [s]a sœur », Margot Alexandre emporte par sa présence et son humour. Tel l’admoniteur de ces tableaux intimes, elle crée le lien entre les musiciens et le théâtre et guide l’écoute, avertissant des entrées en imitation de la flûte, mimant les longues tenues des violes. Installés au centre du dispositif scénographique conçu par Lisa Navarro, figé sous des couches de cire qui se détachent au fur et à mesure que les souvenirs reprennent forme et vie, les instrumentistes participent en effet à l’action scénique, tout en gardant une certaine distance qui leur confère un statut à part de spectateurs privilégiés et actifs.
Quant à Lucile Richardot, elle danse sur la brèche ouverte entre l’ici de la scène et un ailleurs peuplé des fantômes de la mélancolie. Figure maternelle aux répliques cinglantes et à la voix consolatrice, elle incarne l’exploit opéré par Samuel Achache : rendre au monde baroque une présence toute contemporaine. Le sacrement du baptême, les discours physiologiques sur les humeurs, la tradition pastorale, tous ces habits usés dont on ne sait que faire retrouvent ici une modernité évidente. Ainsi les instrumentistes chantent-ils en chœur les plaintes de l’Amyntas de John Banister pour la cruelle Sylvia, qui n’est autre que la fiancée dépressive qui se complaît dans des rêveries naïves d’un autre temps, incarnée par Sarah Le Picard qui collabore également à la dramaturgie dans le procédé d’écriture au plateau cher au collectif La vie brève.
Les modes de
dialogue entre musique et théâtre sont d’ailleurs très variés : l’orchestre se stabilise au milieu d’une pièce sur
un accord de fa Majeur, laissant le champ libre au texte déclamé. Thibaut
Roussel au théorbe et à la guitare s’illustre par une pantomime
musicale d’une grande justesse qui atteste de la connivence entre
la mise en scène et la direction musicale de Sébastien Daucé.
À ce dernier revient sans doute le prestige d’avoir su composer un tel écrin à l’alto au fort tempérament de Lucile Richardot. Son timbre est apparenté aux violes de gambe avec lesquelles elle partage une certaine intensité toujours aérée et sans raideur, ainsi qu’une même propension à l’expansion acoustique dans la tenue. Elle sait éclairer sa voix par des ornements bien choisis, jamais sacrifiés, et des accents soutenus qui vivifient la ligne mélodique. Le registre d’alto s’impose avec douceur comme voix de dessus d’un consort grave (Powerful Morpheus de William Webb), et les qualités vocales ne sont jamais sacrifiées aux besoins de la mise en scène.
Enfin, le baryton René Ramos Premier apporte une variété de timbres bienvenue pour une
scène dramatique de la plume de Robert Ramsey, véritable moment de
théâtre dans le théâtre. Ce bref divertissement met en scène le
mythe préféré du personnage de Sylvia (et peut-être de Samuel
Achache), la tragique histoire d’Orphée. La diction
puissante des deux chanteurs offre à la jeune épouse un moment
d’évasion où ne se pose plus la question de l’arrangement de
réalité et fiction : tout est théâtre, les instruments
chantent, les voix jouent, et les corps expriment.
En s’associant à un ensemble baroque désormais bien établi dans le paysage culturel, Samuel Achache s’assure des interprètes de très grande qualité, mais la contrainte du répertoire lui impose peut-être de renoncer pour une part à la liberté qui avait fait le succès d’Orfeo ou du Crocodile trompeur.