La Traviata mouvementée de Marseille n’éclipse pas Nicole Car et Étienne Dupuis
L’image est surréaliste : des employés en bleu de travail occupent la scène pendant le Brindisi (Libiamo!) au milieu du Chœur de l’Opéra en costumes d’époque. Le public croirait à une mise en abyme très contemporaine de la situation sociale en France si le lever de rideau n’avait pas été précédé par une suite d’interventions véhémentes du directeur de l’Opéra, d’un délégué FO venu expliquer ses revendications et du responsable des équipements de la Ville de Marseille. Plus que la présence des employés sur scène, une image restera en mémoire : pendant l’ouverture, trois grévistes jaillissent de derrière le rideau et semblent venir défier le maestro Nader Abbassi. La musique s’interrompt, non pas suite à l'intrusion, mais à cause des huées et des injures du public, avant de reprendre. Si, après le milieu de l’acte I, le spectacle se déroule sans accroc, la tension perdure jusqu’à la fin : les insultes et les signes d’agacement volent plus volontiers que d’habitude pour réprimander les spectateurs trop bruyants (notre article exclusif).
Difficile d’évaluer l’impact de cette grève sur la mise en scène, qui se déroule dans un intérieur unique dont les rideaux et les meubles sont remplacés d’un acte à l’autre pour évoquer successivement une salle de réception, un salon et une chambre. Renée Auphan, ancienne maîtresse des lieux, a opté pour des décors et des costumes très classiques, qui, faute de surprendre, font leur office. Le travail sur les lumières de Roberto Venturi se devine sur le premier acte, où l’improvisation est évidente, mais aussi lors de l’arrivée de l’ombre de Germont chez Violetta puis lors de l’entrée du chœur des Bohémiennes. Sont toutefois à déplorer, dans le premier acte, les nombreux déplacements superflus qu’effectue Nicole Car, souvent dos à la scène, ce qui se ressent inévitablement au niveau de sa projection.
C’est peu dire que la performance de cette dernière, qui triomphe sur les plus grandes scènes mondiales dans les rôles de Mimi et de Tatiana, était très attendue. Marseille ne constituait pas une prise de rôle (privilège réservé à l’Opéra de Sydney en mars) mais une première européenne et, au vu du talent de la jeune chanteuse australienne, un passage obligé en vue de reprendre durablement le rôle pour d’autres maisons.
Dans le premier acte, la soprano paraît un peu tendue, peut-être perturbée par l’enjeu d’une telle soirée et ses événements inopinés. Si elle reste toujours juste sur les aigus de « Sempre Libera » (au prix d’une transposition d’un ton pour atteindre la note finale de l’air, ce qui se ressent dans ses graves), ses coloratures manquent de légèreté. Un contraste surprenant avec son jeu sur scène, très à l’aise et détaché, où elle campe à merveille la courtisane mondaine insolente. Son Alfredo, Enea Scala, démarre aussi sur la réserve : son Brindisi (transposé également) et son « Un Di Felice Eterea » sont appliqués, loin de la projection enthousiasmante et de l’expressivité exacerbée admirée dans La Donna Del Lago plus tôt cette année.
Le deuxième acte s’avère une excellente surprise. Le public est emporté par un Enea Scala qui déploie toute son énergie pour clamer son amour sur « De' miei bollenti spiriti ». L’incarnation de Nicole Car s'affine au fur et à mesure que son personnage s’enfonce dans le malheur. Elle retranscrit avec émotion la détresse de Violetta, dose à merveille ses murmures et ses cris. Son jeu théâtral sans faille apporte une touche dramatique qui atteint son paroxysme lors du « Amami Alfredo », qui marque le public.
Le duo avec Germont (interprété par Étienne Dupuis, compagnon de Nicole Car à la ville) est un sommet de beauté. Le baryton est ce que Germont devrait être : sobre mais charismatique, accablant mais aimable, puissant mais intime. Son timbre lumineux et sa diction impeccable font mouche à chacune de ses apparitions sur scène, notamment son arrivée à la fête, où il admoneste son fils.
A côté des trois solistes principaux, sont aussi notables l’aplomb de Jean-Marie Delpas en Baron Douphol, l’énergie et l’éclat de Laurence Janot en Flora, l’engagement scénique du Marquis Frédéric Cornille et la belle musicalité de Carine Séchaye en Annina, la gravité solennelle d'Antoine Garcin et la justesse de Carl Ghazarossian (Docteur Grenvil et Gastone). La direction musicale de Nader Abbassi est impeccable, tout en douceur et en mesure, et le chef se montre très à l’écoute des chanteurs pendant tout l’opéra. Le son d'ensemble est très délicat et les solistes irréprochables, du hautbois sur "Addio del Passato" au violon super-soliste de Da-Min Kim.
Le dernier acte confirme les promesses du deuxième : Enea Scala y fait montre de sa puissance dramatique et Nicole Car y confirme son talent de soprano lyrique en accompagnant avec douceur et sensibilité Violetta vers sa fin. Sa voix, déjà chargée d’émotion, peut encore gagner en profondeur pour rendre plus bouleversants des airs comme « Addio Del Passato » ou « Gran Dio, morir si giovine ». De très belles perspectives pour l’avenir !