Vivaldi ou la passion Bartoli à la Philharmonie
Il y a vingt ans, Cecilia Bartoli enregistrait un disque entièrement consacré à Vivaldi qui eut un succès retentissant. Sa passion pour le vénitien, enrichie de l’expérience et de la maturité de trente ans de carrière, est restée intacte (et a récemment produit un nouvel album).
La cantatrice avait été dans un premier temps fascinée par la virtuosité exigée dans l’écriture quasi instrumentale de Vivaldi : « Ce que Vivaldi écrit pour la voix n'est pas humain ! » et son premier enregistrement faisait une part belle aux morceaux de bravoure qui l’avait révélée en acrobate vocale.
Cecilia Bartoli n’a rien perdu de son énergie et de son enthousiasme à vocaliser dans tous les sens. Dans une posture très personnelle, le menton baissé et la tête opérant des mouvements d’avant en arrière, la chanteuse fulmine dans « Gelosia, tu gia rendi », extrait d’Ottone in Villa et « Ah fuggi rapido » de l’Orlando furioso dans des vocalises très articulées et d’une célérité époustouflante.
Si la virtuosité demeure dans les extraits choisis, elle s'enrichit d'une palette d’émotions élargie. À la douceur des cordes répond la suavité du timbre de la cantatrice dans « Vedro con mio diletto » (extrait de Il Giustino), son émission infiniment colorée de voyelles plus ou moins ouvertes s’harmonisant au phrasé ondoyant de l’orchestre.
L’atmosphère funèbre et tragique de « Gelido in ogni vena » (Farnace) est exprimée ici avec une économie de moyens qui contraste fortement avec les airs de bravoure. Sur un fil de voix, elle exprime l’horreur de ce roi qui prend conscience qu’il vient d’ordonner l’exécution de son propre fils. Et c’est dans « Se mai senti spirar sul volto » (Catone in Utica) que la Bartoli ose des nuances pianissimo, à la limite du craquage vocal, dans un souffle qui semble infini. Suspendant sa voix et son phrasé, elle envoûte le public qui l’écoute dans une concentration et un silence saisissants.
Au cours de la soirée, les airs d’opéra alternent avec des pages concertantes extraites des Quatre saisons que Les Musiciens du Prince-Monaco interprètent avec fougue et virtuosité (Andrés Gabetta au violon solo). Les musiciens parsèment l’œuvre célébrissime de surprises, de nuances et de phrasés inhabituels. L’agencement judicieux des numéros révèle les différentes thématiques, ainsi l’allegro du Printemps qui précède « Quell’augellin », évoquant le chant des oiseaux. Les cordes détachées jouées près de la touche dépeignent l’Hiver ainsi que le sang glacial de l’air « Gelido in ogni vena ». Les différents extraits s’enchaînent sans pauses, à l’aide de tuilages ou d’improvisations, évitant les applaudissements avant la fin des parties (ce qui n’empêche pas des toux intempestives aussitôt réprimandées par un public exigeant).
La cohésion du concert se fonde sur ces enchaînements soignés mais également sur la complicité de la chanteuse avec l’orchestre. Cecilia Bartoli a réuni elle-même ces musiciens de niveau international jouant sur instruments anciens pour constituer cet ensemble avec lequel elle se produit régulièrement dans les plus grandes salles d’Europe. L’entente entre eux est modèle et, au cours de pages concertantes, elle modèle son timbre selon ses interlocuteurs. Ainsi la voix gagne-t-elle en suavité lorsqu’elle répond à la flûte de Jean-Marc Goujon dans « Quell’ augellin » et le timbre se concentre davantage au côté du hautbois de Pier Luigi Fabretti pour « Non ti lusinghi la crudeltade ». Joueuse, elle réagit aux appels des instrumentistes dispersés dans la salle au début de la seconde partie (« Ercole sul Termodonte »).
Un concert avec Cecilia Bartoli se poursuit bien souvent bien au-delà du programme annoncé. L’enthousiasme du public, contenu jusque là, se libère chaleureusement, la faisant revenir six fois. Infatigable et généreuse elle interprète des airs de Haendel, qui se transforment en joute virtuose et humoristique avec le hautbois et la trompette. Elle incarne délicieusement Cherubin (« Voi che sapete ») de Mozart et elle entonne une chanson italienne « non dimenticarmi » (ne m’oublie pas) sur un orchestre aux tonalités jazzy, provoquant un déchaînement d’applaudissements. La soirée mémorable en tous points se termine dans le hall de la Philharmonie pour une séance de dédicaces.