Ann Hallenberg ou la virtuosité expressive aux Concerts d’automne de Tours
Le programme proposé par Ann Hallenberg est particulièrement passionnant : tous les airs interprétés ont en effet été chantés au cours du Carnaval de Venise de 1729, à l’occasion duquel les plus grands gosiers de l’époque (les castrats Senesino, Farinelli, Gizzi, les sopranos Antonia Negri et Caterina Giorg, la mezzo Faustina Bordoni) se sont livrés à une véritable joute vocale, pour leur propre gloire et celle des théâtres qui les avaient engagés. Outre que ces airs permettent de se faire une idée des qualités techniques des chanteurs italiens de cette première moitié du XVIIIe siècle, c’est également pour le public d’aujourd’hui l’occasion de découvrir ou de redécouvrir plusieurs pages hautement inspirées et bien sûr, d’applaudir Ann Hallenberg dans ce répertoire.
Ce qui frappe d’emblée chez la mezzo suédoise, c’est avant tout la beauté du timbre : d’une qualité absolument égale sur l’ensemble de la tessiture, les graves sont émis naturellement, sans être poitrinés, les aigus sonnent triomphants, le timbre ne perd pas ses couleurs dans la nuance piano (utilisée avec la même facilité dans les registres grave ou aigu), ni son moelleux dans les forte. L’air de César dans Catone in Utica de Leonardo Leo, qui ouvre le concert, résume à lui seul l’ensemble des qualités de la chanteuse : précision du chant staccato, poésie du legato qu’autorise une parfaite maîtrise du souffle, sauts de tessiture crânement assurés, trilles. Toutes ces qualités sont réaffirmées, voire peaufinées au cours du concert : l’air de Gianguir (Geminiano Giacomelli) fait entendre un splendide legato que viennent poétiser mille nuances. Le second air de Catone in Utica (celui d’Émilie) montre la gestion très maîtrisée des aigus, naturellement intégrés à la ligne mélodique et émis avec une grande facilité, même lorsqu’ils sont chantés pianissimo, à l’attaque d’une phrase (« Quanto sia mia fedeltà » / « Quelle est ma fidélité »). L’extrême grave n’est pas en reste : lors du deuxième da capo (reprise) de « Non sempre invendicata » / « Je ne resterai pas à jamais privée de vengeance » (Adelaide de Giuseppe Maria Orlandini), le grave abyssal sur le mot dispietata (« implacable ») est stupéfiant.
Mais ce qui rend l’art d’Ann Hallenberg extrêmement précieux, c’est qu’à aucun moment la virtuosité ne trouve de finalité qu’en elle-même : elle est mise au service de l’émotion et de l’expression des sentiments. Le chant orné, par le jeu des couleurs et des nuances qu’y met l’interprète, exprime intensément la mélancolie, la tristesse (l’air d’Emilia dans Caton in Utica), l’espoir (Gianguir de Giacomelli), la fureur (Adelaide d’Orlandini).
Le jeune ensemble Il pomo d’oro (six ans d’âge et déjà sollicité par les plus grandes salles), placé sous la direction de son premier violon Zefira Valova, offre une musicalité constante, pleine de dynamisme et de dramatisme lorsque la partition l’exige mais également capable de la plus exquise tendresse (les pizzicati des violons, altos et contrebasses sous la plainte de Cosrovio dans l’extrait de Gianguir, alors que le hautbois de Roberto de Franceschi mêle ses délicates couleurs aux mélismes vocaux de la chanteuse).
Le public couvre la chanteuse et les musiciens d’acclamations. Un disque (éditions Pentatone) permet de prolonger et de partager l’émotion du concert.