"Will I am" : Shakespeare vu par l’Académie de l’Opéra de Paris
Chaque année, le metteur en scène de l’Académie de l’Opéra de Paris doit faire un « workshop », c’est-à-dire une création artistique avec les moyens du bord. En mars dernier, la chance était donnée à Mirabelle Ordinaire de transformer son Kurt Weill story en véritable spectacle donné dans l’Amphithéâtre de Bastille. L’expérience est reproduite en ce début de saison avec Shakespeare, Fragments nocturnes, création de l’Académicienne 2017 Maëlle Dequiedt, retravaillée avec les moyens d’une véritable production.
Basé sur des fragments d’opéras et Lieder inspirés de l’œuvre de Shakespeare chantés par les artistes de l’Académie, le spectacle voit se croiser les quatre amants du Songe d’une nuit d’été, Desdemona et Ophélie, Hamlet et le Roi Lear, tandis que la sombre Giuletta de Bellini télescope l’espiègle Juliette de Gounod. Trois chefs de chant, Benjamin Laurent (très à l’aise théâtralement dans sa langue maternelle) ainsi que Philip Richardson et Federico Tibone (aux accents chantant), répondant tous au nom de Will (incarnations de Shakespeare autant qu’expressions de la volonté, du libre-arbitre ou du désir), assurent les transitions entre les fragments par des improvisations et des récitations d’extraits du journal de composition d’Aribert Reimann, brisant régulièrement le quatrième mur. Installés à tour de rôle au piano, ils livrent un accompagnement engagé mais discret, chacun laissant apparaître son style, son toucher, son doigté.
Parmi les scènes les plus marquantes figure l’extrait du Lear de Reimann, interprété par Vladimir Kapshuk. Accompagné par le violoncelle poignant de Saem Heo, il présente le final de l’œuvre (lorsque le Roi déchu comprend que sa fille a été tuée) d’une voix écorchée mais gardant un beau grain et une large projection (bien qu’il soit allongé par terre, jouant un tétraplégique tombé de son fauteuil roulant), poussant l’interprétation jusqu’au râle guttural.
La confrontation des deux Juliette fonctionne également très bien. Marianne Croux chante la version italienne de son timbre épais et acidulé, au vibrato accentué. Ses aigus sont doux et nuancés, du murmure à la pleine voix emplissant la salle. À sa mélancolie répond le « Je veux vivre » de la version française, portée par Angélique Boudeville. Sa voix corsée s’ombrage dans le medium et s’éclaire lorsqu’elle escalade avec agilité les aigus vocalisants.
Les scènes extraites du Songe d’une nuit d’été manquent de surprise par rapport à l’original : ce qui est sacrifié en cohérence dramatique dans cette version ne se rattrape pas en fantaisie narrative. Hermia est campée par Jeanne Ireland, au timbre chaud, rond et brillant, aux reflets mordorés dans le medium. Sa voix se fond avec fraîcheur à celle de son amant initial, Lysander, chanté par Maciej Kwasnikowski, ténor à la voix sombre, qui découpe avec finesse une dentelle d’aigus en voix mixte. Il perd toutefois en justesse lorsque la mise en scène le positionne allongé. Sa diction anglaise approximative tranche avec la prosodie assurée de Sarah Shine (Helena) dont la voix fine et pure manque parfois de projection mais se révèle dans le final (extrait de La Tempête de Purcell) très adaptée au répertoire baroque. Son attitude théâtrale, minaudante et provocante, l’éloigne peu de sa prestation dans La Ronde de l’an dernier. Enfin, Alexander York trouve des couleurs ténébreuses dans une voix profonde et bien développée. Sa projection puissante donne envie de l’entendre sur la scène de Garnier, où l’Académie jouera une production l’an prochain, ainsi que l’a récemment annoncé Stéphane Lissner.
La scène dévolue à Hamlet parait courte tant Danylo Matviienko charme par sa voix à la fois tonnante et élégante. S’il se laisse volontiers manipuler par sa partenaire Liubov Medvedeva dans la scène suivante, il sera intéressant de le voir endosser des rôles théâtralement moins lisses et plus tourmentés. Les scènes d’Ophélie et Desdemona jouent la carte de la relation à l’interprète : tandis que Farrah El Dibany interrompt son air par un texte en arabe, Liubov Medvedeva commente le sien en russe. La première dispose d’une solide assise dans le medium qui apporte de la profondeur à sa voix de mezzo-soprano, qui peut toutefois encore gagner en stabilité. La seconde offre des aigus resplendissants et un discours pétillant, mais manque encore de volume dans le registre médian, au point de se trouver parfois couverte par le piano dans la petite salle de l’Amphithéâtre.
Suivre l’évolution de ces artistes à l’immense potentiel reste passionnant. Si cette production tournera en province dans les semaines qui viennent, il faudra attendre leur Chauve-souris au mois de mars pour les retrouver réunis en troupe pour une production scénique.