Un Rigoletto sombre et cruel lance la saison lyrique de l’Opéra de Toulon
Dans
sa Poétique musicale de 1939, Stravinsky prétend sans
ambages « qu’il y a plus de substance et plus d’invention
véritable dans l’air de ‘La Donna è mobile’, par exemple,
[…] que dans la rhétorique et les vociférations de la
Tétralogie. » Si l’affirmation du compositeur russe
relève bien entendu de la provocation, elle n’en est pas moins
révélatrice de son admiration pour un génie mélodique et
dramatique peu apprécié à cette époque. Fêté dès sa création
à Venise en 1851, Rigoletto ne connaît pourtant pratiquement
aucune éclipse en raison de ses qualités musicales et de son
pouvoir émotionnel qui reste intact aujourd’hui. Qui n’a pas été
ému par Rigoletto, bouffon pris au cœur d’une terrible
machination, où les puissants ont toujours le dernier mot, bouffon
appelé à perdre sa fille adorée qu’il tentait de préserver des
turpitudes d’une société cruelle et injuste ?
La nouvelle production donnée à Toulon en guise d’ouverture de saison justifie en grande partie ces propos tant les beautés de la partition et la force de sa mécanique théâtrale apparaissent pleinement. Dans un décor sobre et mobile, voire froid et désarticulé, Elena Barbalich plonge le spectateur dans une pénombre constante d’où émergent quelques traits de lumière provenant surtout des lampes frontales des courtisans. Vêtus dans leur ensemble d’un blouson de cuir noir et d’une collerette, les personnages, entre voyous et gentilshommes, ont l’apparence de pantins guidés instinctivement par une destinée implacable. Ils font écho à des danseuses à moitié nues qui, au début et à la fin de l’opéra, gesticulent dans des blocs dont elles ne peuvent s’extraire, telles des poupées mécaniques. Symboles du « temple du plaisir » qu’est la cour du Duc de Mantoue, elles constituent également aussi bien des victimes que des figures animées par des pulsions morbides et destructrices, voire sadomasochistes, qui habitent en définitive tous les personnages. Le Duc est un prédateur sexuel qui jette son dévolu aussi bien sur la blonde et innocente Gilda que sur la brune Maddalena (interprétée par Sarah Laulan), femme dominatrice habillée d’un cuir noir et a priori sexuellement libérée alors qu’elle succombe, elle aussi, au charme du Duc. Quant à Rigoletto, il préfère se venger des ignominies du Duc plutôt que de préserver sa fille qui, elle-même, choisit la mort plutôt que de se libérer de l’emprise d’un père et d’un homme dont elle parvient pourtant à cerner la véritable personnalité. Cette mise en exergue des fragilités des personnages et de leurs pulsions animales s’observe dans la bosse de Rigoletto, sorte de carapace épineuse dont il finit par se débarrasser pour devenir un être humain, sans fard ni masque, mais trop tard.
Dans cet univers sordide et irréel, à la frontière entre rêve et cauchemar, digne des cinéastes Jeunet et Caro, les chœurs, dont la bonne tenue vocale et scénique mérite d’être signalée, semblent adhérer pleinement à la lecture proposée tant ils se déplacent et chantent avec fluidité et naturel. De même, les petits rôles sont bien campés dans l’ensemble, avec une mention particulière pour Mikhael Piccone qui évolue sur scène avec aisance. La basse Nika Guliashvili incarne aussi un Monterone aux allures de commandeur qui lance avec autorité sa malédiction, malgré un timbre vocal un peu décoloré. À l’opposé, Dario Russo (Sparafucile) possède une voix plus chaude, mais sans parvenir à souligner véritablement la noirceur de son personnage de sicaire. De même, Marco Ciaponi, qui endosse le rôle ingrat du Duc de Mantoue, se montre peu à l’aise dans son rôle de pervers sexuel. En dépit d’un timbre éclatant et une certaine vaillance vocale, le ténor italien manque d’assurance et d’insolence. Son jeu de scène est peu convaincant et souvent engoncé. Mihaela Marcu chante en revanche Gilda avec nettement plus de sensibilité. Sa voix est néanmoins dénuée de la fragilité qui sied à son personnage, en raison d’une projection constamment valeureuse des aigus qui s’accompagne parfois d’un vibrato excessif. La soprano roumaine serait sans doute plus à l’aise dans le rôle de la Traviata qu’elle évoque d’ailleurs curieusement à l’acte II lorsque la jeune Gilda porte avec élégance une robe bustier, peut-être pour marquer son évolution psychologique… Francesco Landolfi offre enfin une belle interprétation, nuancée et sensible, du rôle de Rigoletto. On regrettera cependant des aigus fragiles et engorgés à l’exception des mesures conclusives où éclate toute sa douleur.
Daniel Montané soutient avec attention les chanteurs. Cependant sa direction manque parfois de poésie et de retenue, notamment dans le célèbre quatuor (acte III) et à la fin de l’air de Gilda (« Caro nome che il mio cor ») où les cordes se trouvent en difficulté. Le chef d’orchestre espagnol se montre plus à l’aise dans les épisodes dynamiques sans pour autant toujours insuffler cette énergie, cette pulsation intérieure si caractéristique de la musique de Verdi. Il obtient toutefois de très belles sonorités des cuivres – dans le Prélude par exemple – ou des cordes qui introduisent l’air si poignant de Rigoletto (« Cortigiani, vil razza dannata »), pris dans un tempo incisif, mais remarquablement joués par les instrumentistes. La phalange toulonnaise mérite d’ailleurs des éloges tant elle dispose d’excellents solistes (hautbois, violoncelle solo notamment) et d’un potentiel remarquable. Le public, particulièrement discret tout au long du spectacle, ne s’est d’ailleurs pas trompé en lui accordant des applaudissements particulièrement nourris à la fin du spectacle. Il saluait sans doute aussi la qualité d’une production qui, au-delà des quelques critiques qu’elle peut inspirer ici ou là, laisse jaillir l’émotion et souligne la force intemporelle du chef d’œuvre de Verdi.