Un King Arthur décalé et détonant à l’Athénée
Plantée dans une large mallette trônant au milieu de la scène, Excalibur siège, majestueuse et droite, avant que n’arrive sur scène l’effectif modéré du Barokopera Amsterdam qui installe l’auditoire de l’Athénée dans une atmosphère baroque sur fond des pincements du clavecin et du théorbe. Lors de l’introduction jouée tout en liesse, les cinq chanteurs-acteurs (les sopranos Marijje van Stralen et Elvire Beekhuizen, le contre-ténor Oscar Verhaar, le ténor Mattijs Hoogendijk et le baryton Pieter Hendriks), s’avancent vers la mallette, essayent chacun leur tour d’en extraire l’épée (en vain) puis unissent leur force pour la libérer de son étau, boîte aux mille usages qui habille et la mise en scène et les costumes des chanteurs. Cette mise en scène de Sybrand van der Werf prend le parti-pris de la dérision, avec une bonne dose d'humour british dans le style des Monty Python. Misant sur un jeu d’acteur très théâtral où alternent passages parlés et chantés (en anglais et en français), elle présente l’œuvre de Purcell en une épopée décalée, captivant sans cesse l’oreille et l’œil par des techniques clownesques qui ne manquent pas de susciter les rires du public. En outre, elle s’articule autour d’un parti-pris vis-à-vis de la partition de l’œuvre : fragmentée à l’origine, elle fait l’objet de coupures pour un spectacle de moins de deux heures. De même, les interprètes ne retiennent que le fil rouge de l’intrigue et les éléments les plus saillants du livret de John Dryden.
Au fil du spectacle, le quatrième mur est fréquemment brisé. Ainsi, les personnages retirent-ils leur costume lorsque leur partie est terminée pour s’asseoir dans le coin droit de la scène, les éléments du décor sont rangés dans la mallette par les personnages qui annoncent fièrement l’entracte, le public est interpellé, l’espace en dehors de la scène investi. Les musiciens y sont également exposés : Arthur enjoint ainsi la directrice artistique de jouer, alors que les deux sopranos interrompent l’interlude pastoral pour protester contre le contenu de leur texte assujettissant la femme aux désirs des bergers. S’ajoute à cela une dérision omniprésente : alors que la soprano Elvire Beekhuizen tient un grimoire en main, narrant le combat final, le percussionniste de l’Ensemble l’accompagne de bruitages rocambolesques, où une casserole lancée correspond avec une citrouille éclatée par une massue. Les personnages eux-mêmes subissent des métamorphoses, incarnés de plusieurs manières au fil de l’intrigue mais repérables par des accessoires types. Arthur est ainsi porté par une voix de contre-ténor, de ténor ou de baryton-basse suivant les moments de l’intrigue, soit un rôle principal interchangeable ! Le personnage d’Emmeline est également travesti lorsque Grimbald, prenant son apparence pour tromper Arthur, est incarné par la basse d’une voix aiguë, la robe en mousseline noire du personnage déposée sur son armure.
Chez les femmes, Marijje van Stralen et Elvire Beekhuizen forment un duo aux caractères opposés, mais complémentaires. La première offre un jeu extravagant et entreprenant, très maniéré. La voix, frétillante, s’enflamme rapidement en des aigus poussés et corsés, parfois retenus et évanescents, offrant alors une voix de Cupidon (qu’elle incarne) qui réchauffe les cœurs des personnages et réveille le Génie du Froid (« What ho ! thou genius of this isle »). Au vibrato serré, la voix tend malgré tout à perdre en justesse en des trilles chevrotantes. La deuxième se montre plus discrète, servant la naïveté et l’ingénuité de son personnage principal (l’aveugle première Emmeline, aimée d’Arthur) d’une voix au timbre joli, à l’articulation délicate et élégante, tout en finesse. Légère et flûtée dans les aigus, affirmée dans les médiums avec un beau grain de voix, elle tisse ses parties en de belles lignes legato. Les deux chanteuses forment de beaux duos contrastés qui culminent à l’Acte IV lorsqu’elles incarnent des êtres aquatiques qui charment Arthur de sonorités mirifiques et sensuelles.
Premier Arthur de la soirée, le ténor Mattijs Hoogendijk campe son personnage avec allure et prestance, conquérant l’espace par une gestuelle généreuse et des mimiques très expressives, constamment balancées entre l’épique et l’humour. Assisté d’une voix bien projetée, large, mature et au timbre clair, il se montre vaillant avec des cris de guerre saccadés à l’Acte I, imitation de la trompette précédant de tumultueux « Victoria ! », avant d’assouplir sa voix en berger (« How blessed are shepherds »). La métamorphose est poussée à l’extrême lorsque celui-ci, incarnant Osmond (le magicien païen affidé d’Oswald), enlève Emmeline face à Pieter Hendriks, devenu Arthur à ce stade du spectacle. Ce dernier, d'abord l'incarnation des forces malveillantes, porte une voix caverneuse, presque graveleuse, dont les mouvements erratiques se retrouvent dans des lignes saccadées, enclines à la caricature à des fins humoristiques, avant d’être un Arthur désemparé, sa bien-aimée ayant été enlevée. Sa voix tend au fil du spectacle à gagner en aisance dans l’expression, et le baryton-basse offre une interprétation marquante de la Scène du Froid : le corps s’extrayant progressivement de la mallette, entouré de fumée, il déploie une superbe voix d’autorité et de puissantes notes staccati, sons frémissants imitant une respiration bridée par le froid, puis de chaleureux médiums lorsque Cupidon vient le retrouver. Le contre-ténor Oscar Verhaar se fait plus discret, mais vient relever l’ensemble par un timbre soyeux, qui souffre toutefois d’un manque d’homogénéité sur l’ensemble de la tessiture, entre des aigus pleins de grâce et des médiums parfois très charnus. En Arthur, il vient rappeler le temps d’une scène les grands rôles-titres baroques conférés à cette tessiture. Ensemble, les interprètes entonnent des parties complices en quintette, la rigueur rythmique de mise mêlée d’un esprit de troupe communicatif.
Théâtral et imagé, le jeu bigarré du BarokOpera d’Amsterdam dirigé par Frédérique Chauvet (qui rejoint parfois l’effectif au traverso) et la mise en scène inventive de Sybrand van der Werf forment un ensemble très cohérent. Les myriades de caractères des fragments choisis transparaissent à travers un son précis et bien en place rythmiquement. La couleur pastorale est bien menée lors du chant des bergers, alors que les staccati de la Scène du Froid, élancés par le baryton-basse, trouvent un écho minutieux dans l’ensemble. L’effectif, modéré, s’adapte particulièrement bien à l’espace scénique de l’Athénée et à la formation lyrique convoquée, propice à l’intimiste.
En bis, ils proposent la chanson à boire « Your hay it is mow'd » aux rythmes entêtants, dont chaque soliste propose un couplet. Invitant le public à entonner le refrain, les artistes brisent une ultime fois le quatrième mur pour un moment de proximité privilégié avec le public.