Bérénice aime Titus, et l’Opéra aime Bérénice !
C’est
suite à une commande de l’Opéra national de Paris d’une œuvre
en français (après Trompe-la-mort de Luca Francesconi), que
le compositeur Michael Jarrell a décidé d’adapter le texte et de mettre en musique Bérénice
de Jean Racine. Mais en l’adaptant, il en a surtout fait une pièce
contemporaine, plus proche du parler et du spectateur d’aujourd’hui.
Sans ajouter un seul mot au texte de Racine, mais avec un minutieux
travail et de savants procédés, le compositeur fait revivre un
drame finalement toujours aussi moderne. Pour ce texte, il a écrit
une musique dense, très contrastée, parfois brutale, mais toujours
en symbiose avec les mots. D'autant que Claus Guth signe pour
cette œuvre une mise en scène très élaborée, bien qu'en
apparence très simple, parfaitement attachée aux personnages et à
leur tragédie.
Le rideau se lève sur une vidéo en transparence, évoquant le peuple, ce peuple romain qui est à la base de tout le drame car c’est lui qui réclame le départ de la Reine Bérénice. Jarrell se sert de l’électronique pour suggérer les murmures inquiétants de ce peuple, et installe immédiatement une atmosphère sinistre. Puis le décor proprement dit apparaît, qui ne changera plus : deux petites pièces séparées par une plus grande, dans un style rappelant le château de Versailles, évocation sans doute de l’auteur de la pièce et de son siècle. Les trois personnages principaux, Bérénice (Barbara Hannigan), Antiochus (Ivan Ludlow) et Titus (Bo Skovhus) sont chacun dans une pièce, Antiochus au milieu, lien permanent entre les deux amants. Chacun d'eux est accompagné de son « binôme », son confident, respectivement Phénice (Rina Schenfeld), Arsace (Julien Behr) et Paulin (Alastair Miles). Les mouvements des trois premiers semblent en miroirs, car ils vivent tous le même drame : chacun doit quitter celui/celle qu’il/elle aime.
Très vite, les personnages chantent en même temps. Seuls certains mots sont alors compréhensibles au spectateur, un moyen pour Jarrell de déstructurer le texte de Racine. Il allonge également les mots, les hache, les décortique avec précision, tel un chirurgien avec son scalpel. Les alexandrins ne sont plus, l’hémistiche est effacé, même les rimes ne sont plus toujours lisibles. C’est ainsi que le compositeur fait vivre au texte une nouvelle jeunesse et lui offre une lecture inédite.
Musicalement, chaque personnage est caractérisé par une écriture différente. Titus par une note répétée jusqu’à l’obsession, définissant le nouvel empereur qui frise la folie sous la pression du devoir. Antiochus par de grands intervalles, à l'image de son personnage sans cesse tiraillé entre l'amour pour la Reine et la loyauté envers l’Empereur. Bérénice par une grande virtuosité, une anxiété permanente, car c’est une femme au bord de la crise de nerf, qui sent la terre s’ouvrir sous ses pieds alors qu’elle se voit abandonnée par l’homme qu’elle aime. Le compositeur a écrit le rôle en pensant à la soprano canadienne Barbara Hannigan, et cela s’entend, car il a su exploiter les grands talents vocaux et expressifs de la chanteuse, qui incarne un personnage à la fois sensuel et hystérique. Antiochus, lui, est très agressif, très fort, plus fort d'apparence que chez Racine. Titus, enfin, est en proie aux pires tourments, désespéré, inquiet, profondément détruit par la terrible décision qu’il doit prendre. Son monologue est l'une des scènes les plus impressionnantes, dans laquelle il extériorise son conflit interne en jouant physiquement le dialogue qu’il a avec lui-même.
Les personnages secondaires sont également très marqués, et définis par leurs intentions : Paulin est un vieux cruel qui veut que son maître atteigne la gloire, et pour cela il faut impérativement que Bérénice parte. Arsace, lui, est plus manipulateur, et ferait tout pour qu’Antiochus gagne le cœur de Bérénice. Quant à Phénice, rôle parlé, elle dit tout son texte en hébreu, rappel permanent que Bérénice est une étrangère, qu’elle n’est pas chez elle à Rome, et qu’elle devrait rentrer en Judée.
Les interprètes sont impressionnants de vérité, et leur français est irréprochable, alors que presqu'aucun n'est francophones. Barbara Hannigan est particulièrement époustouflante, par ses sons semblant venus d’ailleurs, son agilité et sa grâce. L’Orchestre de Philippe Jordan n’est pas en reste, et sert la musique de Jarrell avec talent et énergie, impulsant le drame et les changements de lumières par des coups marqués, le tout dans une grande précision des timbres qui enflent vers des sommets sonores.
C’est un huis clos crispant qui se joue petit à petit pour le spectateur, avec une musique qui décrit à chaque instant le combat interne des personnages. La mise en scène est très chorégraphiée, et le spectacle devient finalement comme un magnifique ballet. Les moments de grâce succèdent aux scènes violentes, et l’œuvre n’est pas sans rappeler Wozzeck de Berg, par sa densité, sa puissance dramaturgique, et la profonde noirceur qui en ressort. Le public semble sous le charme, et applaudit avec chaleur tous les interprètes et surtout le compositeur acclamé par des bravos.