La Flûte enchantée par Castellucci à la Monnaie de Bruxelles, dichotomie et synesthésie
Romeo Castellucci invite à l’amnésie et à la redécouverte totale. La (Re)Naissance de la pièce si connue de Mozart, entre symétrie parfaite et déconstruction se savoure de façon bipolaire. Brutale et sensuelle, effroyable et sublime, La Flûte enchantée se dévoile sous deux facettes à la psychologie redoutable. Sous la direction musicale d’Antonello Manacorda, la richesse des notes s’accorde avec le décor d’une belle complexité, offrant une vision synesthésique riche et puissante.
La scène, magistrale de symétrie et de décors baroques-organiques bouge selon un calcul algorithmique mis en place par Michael Hansmeyer. Les acteurs et danseurs semblent flotter sur des rails, portés par un halo lumineux d’une pureté virginale. Des plumes, des voiles, des perles façon Crazy Horse (presque Stanley Kubrick), entre l’élégance d’un Barry Lyndon, la solennité d’Eyes Wide Shut et la pureté lactée d'Orange mécanique. L’univers opulent de Sarastro captive l’auditoire par ses images mouvantes et musicales. Le temps est suspendu, la vie de la Cour s’anime selon ce protocole lumineux, rigoureusement symétrique et sensuel.
Poussant la symétrie jusqu’à son paroxysme, la scène est coupée en deux, entre chanteur et mime. La grotte baroque, limpide et luxueuse devient de plus en plus organique et corporelle. La répétition des rituels, le poids du décor resserre l'étau jusqu’à l’étouffement, et enfin tous basculent dans la nuit.
Le basculement de la scène réside dans une épuration totale. Si la première partie de la pièce se concentrait sur le visuel, la lumière et la musique, la seconde partie s’ouvre sur des dialogues supplémentaires de Claudia Castellucci. Le rideau s’ouvre sur les témoignages de femmes et d’hommes meurtris, de femmes aux yeux aveugles et d’hommes aux corps brûlés. « Nous sommes passés du coté de la nuit qui n’admet pas la lumière », « nous sommes ceux que le feu a fait renaître ». Le décor monochrome et minimaliste est désarmant de simplicité. Ici il n’est plus question de voir, mais d’entendre, de sentir, de faire preuve d’empathie pour ces hommes et ces femmes qui comprennent enfin la nature si pure de la musique, « incarnent la puissance de l’ombre qui l’emporte sur la science des contours et embrasse les intensités du sensoriel. » (Piersandra Di Matteo, dramaturge).
Les chanteurs rayonnent malgré leur costumes beiges et informes, aveuglant, invitant à chercher la neutralité du visuel et à se concentrer sur l’ouïe, où la magie opère. Les arias sublimes et entêtantes prennent une dimension nouvelle, « la forme dépasse la forme ». Et enfin se dessinent des notes pures, palpables : la synesthésie opère.
La richesse de la distribution réside dans un choix de chanteurs investis et d’une homogénéité rare. Les voix sont pures, humbles, rondes et fines, en accord total avec l’Orchestre Symphonique de la Monnaie. Gábor Bretz campe un Sarastro charismatique et nuancé avec de beaux graves. La position silencieuse et la prestance du monarque névrosé, despotique, à la limite de la perversion narcissique se tient mais les graves pourraient sûrement être plus sombres encore.
Remarquable Reine de la Nuit, habituée du rôle et frappant fort, Sabine Devieilhe incarne la mère meurtrie et désemparée. Plus habituellement dépeinte comme une hystérique, ici, les arias les plus connues prennent une dimension plus tragique et pure. Victime, la reine se dessine d’un souffle fin, dépossédé, fragile, sensuel et hypersensible. « On peut mourir d’un excès de pureté » (Romeo Castellucci).
Sophie Karthäuser, interprète de Pamina, marque aussi les esprits d’une agilité redoutable. La voix, pleine de relief, d’un naturel désarmant, légèrement acidulée, résolument féminine perle et offre à entendre un air lent, précis et d’une sensualité rare. Le ténor britannique Ed Lyon brille d’aigus maîtrisés à la perfection. L’interprète de Tamino, charismatique, offre une version remarquable du personnage, la voix appuyée et confiante.
Georg Nigl offre à Papageno une interprétation remarquée. Le jeu de scène totalement décomplexé, la voix généreuse et vive offre au rôle un rafraichissement moderne. Sa compagne Papagena, Elena Galitskaya avec une présence tout aussi investie, offre une finesse de voix au service total du caractère candide et attachant du personnage. Le ténor islandais Elmar Gilbertsson campe avec prestance et retenue un Monostatos sombre, presque silencieux et cruel.
Prestation remarquée également pour les trois dames, figurées par Tineke van Ingelgem, Angélique Noldus et Esther Kuiper, précises, fines et enivrantes. Très belle surprise que la découverte des trois jeunes chanteurs et chanteuses, interprétant les enfants de la reine de la nuit, envoûtants. Et comment ne pas parler de la présence courageuse des comédiens amateurs qui s’offrent avec une histoire personnelle et crue.
L'autre performance notable est celle du chef d’orchestre Antonello Manacorda qui offre une magnifique brillance sensible. La qualité des notes coupe le souffle, à la limite de la virtuosité. Mozartien rompu, complice et attachant, impressionnant de dynamiques, c’est avec une connaissance du répertoire qu’il se permet de dépasser les habitudes d'interprétation.
Œuvre complexe et distancée de sa version originale, surprenante et déroutante, de nouvelles voies se forment pour La Flûte enchantée qui naît à nouveau. Provocante, elle marque une très belle ouverture de saison pour La Monnaie.
Retrouvez sur l'espace vidéo d'Ôlyrix le streaming en direct (ce jeudi 27 septembre) et en replay de ce spectacle