Il Trionfo de Haendel et René Jacobs au Festival d’Ambronay
En 1706, le jeune Georg Friedrich Haendel (1685-1759) part se former auprès des musiciens italiens. Parmi les nombreuses personnalités qu’il rencontre dans les plus prestigieux salons de Rome, il se lie d’amitié avec le cardinal Benedetto Pamphili (1653-1730), poète et philosophe. Celui-ci lui présente un livret d’oratorio profane : Il Trionfo del Tempo e del Disinganno (Le Triomphe du Temps et de la Désillusion). L’inspirante langue du poète et l’opportunité de créer une œuvre lyrique pouvant contourner l’interdiction papale de représenter un opéra à Rome sont pour Haendel deux inévitables raisons de composer son premier oratorio. Créée en juin 1708 au palais du cardinal et grand mécène Pietro Ottoboni, l’œuvre confronte quatre allégories : Beauté, influencée par son amie Plaisir, est finalement convaincue qu’elle ne peut échapper à son cruel destin, qui est de vieillir puis de mourir, par le tout-puissant Temps et la sage Désillusion. Souvent révisé, jusqu’à une version anglaise en 1757, Haendel n’hésita pas à réutiliser certains airs pour d’autres de ses œuvres. C’est pourquoi d'aucuns considèrent Il Trionfo comme son premier et dernier oratorio.
Inspiré par le thème de sa 39ème édition, Vibrations : Cosmos, le Festival d’Ambronay invite en l’abbatiale une star de la musique baroque, René Jacobs, à présenter cette œuvre en deux parties. Sa direction se révèle assez discrète mais toujours très efficace. La qualité des couleurs et des reliefs que produisent les musiciens du Freiburger Barockorchester révèle une préparation rigoureuse, une étude intelligente du discours musical et du texte. L’excellence des instrumentistes se manifeste autant dans les passages virevoltants et virtuoses – superbes duos des violonistes et des hautboïstes lors de l’ouverture – que dans les passages apaisés et aux couleurs pianissimi particulièrement soignées. La joyeuse et parfois bondissante sonate de la première partie est notamment un très appréciable moment instrumental où chaque pupitre peut mettre en valeur ses talents.
Les talents de René Jacobs s'expriment également dans le choix d’une idéale distribution de solistes. Tous quatre font déjà preuve d’une qualité de projection et de diction sans faille. Dans sa charmante robe noire et blanche, puis encore plus ravissante robe blanche et légère – telle la Vérité – lors de la seconde partie, l’angélique soprano sud-coréenne Sunhae Im prête sa voix lumineuse à la Beauté. Les couleurs et les intentions de sa douce promesse de l’air final « Tu del Ciel ministro eletto » (Grand ministre du Ciel – partie II), suivi d’un long silence – intelligemment imposé par une discrète pédale grave de l’orgue –, est un moment de musique absolument unique et quasi magique. Le Plaisir est véritablement incarné par la tout aussi charmante soprano américaine Robin Johannsen. Son délicieux jeu scénique se montre tour à tour malicieux ou angoissé à l’idée de perdre son influence sur son amie, avec laquelle elle manifeste une rayonnante complicité, particulièrement lors de leur beau duo « Il voler nel fior degl’anni » (Qu’il est vain en la fleur de l’âge – partie I), dans lequel elles échangent plaisamment leur partie lors du da capo (reprise). Johannsen fait entendre d’impressionnantes vocalises à de nombreuses reprises, tel lors de son terrible et saisissant air « Tu giurasti di mai non lasciarmi » (Tu as juré de ne jamais me quitter – partie II) ou plus encore lors du « Come nembo che fugge col vento » (Comme l’orage s’enfuit avec le vent – partie II). Les moments d’émotions ne sont pas en reste, surtout avec « Lascia la spina » (Ne touche pas aux épines – partie II) dont la mélodie fut entièrement reprise pour le célèbre air « Lascia ch’io pianga » de Rinaldo.
Le ténor britannique James Way interprète avec autorité le Temps, terrible et même presque mesquin. Porté par son timbre raffiné, il maîtrise avec intelligence les effets de ses phrasés, notamment lors de son très réussi « Urne voi, che racchiudete tante belle » (Tombeaux, vous qui renfermez tant de beautés – partie I). Enfin, la bienveillante Désillusion est défendue par le chanteur alto allemand Benno Schachtner, qui montre la superbe maîtrise de son instrument plus dans ses airs que ses récitatifs : son « Crede l’uom ch’egli riposi » (L’humanité pense que le temps dort – partie I) est particulièrement beau, où le chanteur peut mettre en avant la qualité de sa palette de couleurs, d’intentions et de phrasés, sa bonne gestion du souffle et le soin raffiné de ses vocalises.
Malgré les insistants rappels du public, impressionné et réellement touché, les artistes n’offrent pas de bis, laissant ainsi en tête les superbes derniers airs qui terminent cet oratorio, à la fois profane et spirituel. Triomphe assurément mérité par la lecture profonde et sincère de René Jacobs.