L’éclatante fresque chorale d’Israël en Egypte ouvre La Chaise-Dieu 2018
Immigré en Angleterre pour y faire fortune avec l’opéra italien, Georg Friedrich Haendel (1685-1759) rencontre plus de difficultés qu’il ne pensait. L’entreprise est très coûteuse, la concurrence est rude et le public londonien est difficile à convaincre. En 1738, Haendel est forcé de renoncer à la saison programmée de sa Royal Academy of Music. Il cherche alors à séduire le public avec un genre qui correspond davantage aux modes du pays et en anglais : l’oratorio, forme d’opéra sacré dépourvue de mise en scène. Le compositeur et entrepreneur ne s’y trompe pas : après le succès de son Saul en 1739, il débute l’écriture d’un nouvel oratorio sur un livret du mécène et librettiste Charles Jennens, qui sélectionne des extraits de l’Exode et des Psaumes, livres de la Bible. Grande fresque chorale en trois parties – dont la première est une reprise quasi exacte d’une ode composée un an plus tôt pour les funérailles de la reine Caroline –, l’œuvre est créée le 4 avril 1739. Laissant peu de place aux solistes relativement aux attentes d'alors, et rencontrant quelques difficultés pour réunir les musiciens idoines, l’oratorio n’obtient pas le succès attendu et tombe peu à peu dans l’oubli. Il faut attendre le regain d’intérêt du XIXe siècle pour la musique baroque, et surtout la nomination en 1833 d’un tout jeune et talentueux musicien au poste de Directeur musical du Festival de musique du Rhin inférieur de Düsseldorf, Felix Mendelssohn. Celui-ci arrange l’œuvre en fonction de son esthétique et de l’effectif dont il dispose. Parmi les modifications les plus importantes, l’absence de clavecins ou d’orgue pour les récitatifs, mais à la place un accompagnement de deux violoncelles et d’une contrebasse. Exit également la première partie, Lamentation des Israélites sur la mort de Joseph, Mendelssohn n’ayant pas retrouvé la partition, à laquelle il substitue une éclatante ouverture, qui fait indéniablement entendre son propre style.
Deux siècles plus tard, en 2014, c’est au tour du chef britannique Robert King de reconstituer cette version d’Israël en Egypte à partir de fragments retrouvés dans le fonds de la Bodleian Library d’Oxford. Avec son orchestre et son chœur The King’s Consort, il ouvre le 52ème Festival de La Chaise-Dieu, en sa magnifique abbatiale Saint-Robert du XIVe siècle, monument historique de la Haute-Loire. Sous la direction parfois sèche, voire géométrique, mais précise et investie de Robert King, l’ouverture de Mendelssohn est énergique, même haletante. Les cuivres font entendre des rugissements dramatiques et les cordes des couleurs sublimes. La première partie, Exode, décrit les plaies d’Égypte avec un figuralisme (la musique représente en les imitant les événements et les éléments) à la fois subtil et efficace : les grenouilles sautent du pupitre des violons 1 à celui des violons 2, de part et d’autre de la scène, lors de l’air « Und Frosch ohne Zahl bedecken das Land » (« Et d’innombrables grenouilles couvrirent la terre ») ; l’obscurité, bien qu’uniquement musicale, entoure l’auditeur dans le saisissant « Er sandte dicke Finsternis über all das Land » (« Il a envoyé des ténèbres épaisses sur tout le pays »). L’orchestre fait également entendre de véritables coups de poignards, violemment incisifs, lors du terrible « Er schlug alle Erstgeburt Ägyptens » (« Il a frappé tous les premiers-nés de l’Égypte »).
La trentaine d’artistes du chœur du King’s Consort est fortement saluée pour sa virtuosité et surtout sa grande homogénéité. Les chorals de la seconde partie, en homorythmie (même rythme), sont particulièrement réussis. Toutefois, dès que le texte nécessite une diction plus précise et agile, l’ensemble perd un peu de son assurance et de sa splendeur, notamment dans les fugues. Celle qui suit le majestueux Introït de la seconde partie paraît d’abord précipitée et périlleuse dans les vocalises. La prudence prend cependant rapidement le dessus, les phrases étant alors plus scolaires, mais en place. Le public retiendra certainement les très belles couleurs émaillant « Er ist mein Gott » (« Il est mon Dieu »), le terrible et violent « Das hören die Völker und sind erstaunt » (« Le peuple l’entend et s’étonne ») et l’éclatant final « Singet unserm Gott » (« Chantez notre Dieu »).
Malgré les plaintes des premiers spectateurs en 1739, les chanteurs solistes ont néanmoins quelques airs pour montrer tous leurs talents. La soprano Soraya Mafi fait ainsi entendre une voix lumineuse, communiquant son texte avec délicatesse. La mezzo-soprano Claudia Huckle n’est certainement pas dans son registre le plus confortable en chantant les parties d’alto : la couleur de son timbre intéresse tout d’abord, tout comme son phrasé fluide et pensé, mais sa voix semble rester au fond de la gorge et manque alors de puissance. Heureusement, lors de son duo avec la basse Matthew Brook « Die Himmel sind Dein » (« Les cieux sont à Toi »), celui-ci se montre très attentif à l’équilibre et à la communion des intentions avec sa collègue. Dans ses airs en solo, il manifeste l’aisance de sa technique vocale, évidente dans les ornements. S’il ne manque pas de noblesse dans son interprétation, il gagnerait à construire encore davantage de caractère pour conquérir entièrement. Enfin, le ténor Benjamin Hulett ne dispose pas d’air pour montrer toutes ses qualités mais ses nombreuses interventions en récitatif sont convaincantes par la clarté de la voix et du texte.
Avec cet oratorio racontant la fuite d’Égypte du peuple hébreu, le Festival de la Chaise-Dieu ne peut mieux présenter le fil conducteur qui rythmera l’aventure de cette nouvelle édition, ainsi exposé par son Directeur général Julien Caron : « Le dialogue secret et mystérieux entre la beauté des sons et notre propre quête de sens ».