La Passion selon Saint Marc par Le Concert Étranger clôt avec majesté le Festival Bach en Combrailles
En tant que Thomaskantor (Directeur artistique) de l’église Saint-Thomas de Leipzig, Jean-Sébastien Bach (1685-1750) a pour obligation de proposer une cantate sur la souffrance du Christ en croix pour le Vendredi saint. Après avoir composé une Passion selon l’Évangile de Jean (1724) et une autre selon Matthieu (1727), le cantor compose pour le vendredi 16 avril 1731 une nouvelle passion sur un livret du poète Picander qui s’inspire du texte de l’évangéliste Marc. L’agrémentant de deux airs, l’œuvre est rejouée pour le Vendredi saint 1744. Jusqu’en février 1945, il ne subsiste qu’une seule copie de la partition, archivée à Dresde. Malheureusement, elle est perdue lors du bombardement de la ville par les alliés. Soixante ans plus tard, une surprise attend la musicologue russe Tatiana Shabalina qui découvre dans les réserves de la Bibliothèque nationale de Saint-Pétersbourg une copie du livret qui était distribué aux spectateurs de 1744. Grâce à cette trouvaille miraculeuse, il a été possible de connaître le texte exact de Picander, la structure de l’œuvre, de deviner les chorals luthériens utilisés et de comprendre que cette passion est en grande partie une parodie (une adaptation) d’une grande cantate funèbre de Bach, la Trauerode (1727).
À partir de ces informations, le chef israélien Itay Jedlin confie à l’organiste Freddy Eichelberger l'écriture des récits manquants, essentiellement donc les récitatifs et les chœurs de foule. La démarche est originale et surtout très ambitieuse : se mettre à la place d’un maître de musique du XVIIIe siècle, qui compose des récitatifs dans l’urgence en respectant et harmonisant la mélodie de la langue allemande. Ce travail artisanal ne se veut pas imiter Bach, au risque de faire du sous-Bach, mais plutôt terminer son travail, comme un de ses élèves l’aurait fait d’une œuvre inachevée. Si certaines harmonies trahissent ainsi une culture musicale passée, mais toutefois postérieure à Bach, le travail de reconstitution est impressionnant de cohérence, manifestant la qualité du savoir-faire de Freddy Eichelberger.
Soucieux de placer la musique dans son temps et son lieu, l’ensemble du Concert Étranger invite le public à chanter en assemblée le premier choral et ceux qui terminent les deux parties. L’expérience interactive crée ainsi des moments uniques et fort appréciés, bien qu’un peu brouillons car tous les spectateurs n’ont pas forcément la préparation musicale et encore moins linguistique que requiert le chant en allemand. Ces trois temps sont introduits par un prélude improvisé de Freddy Eichelberger, dont on ne peut qu’apprécier les talents et l’expérience d’accompagnateur et d’improvisateur. Sous la direction d’Itay Jedlin, à la fois ample et souple ou plus discrète selon les intentions qu’il veut transmettre, les musiciens du Concert Étranger sont bien assurés et en communion. L’ensemble sonne toujours équilibré, avec des reliefs efficaces et pertinents sans tomber dans le démonstratif gratuit. Seuls quelques rares accompagnements de récitatifs par les violons paraissent un peu inconfortables, mais cela reste anecdotique.
Les commentaires de la foule et les chorals interprétés par le chœur sont parfois de véritables moments de bonheur, par leur investissement et leur homogénéité. L’auditeur peut en apprécier toute la beauté lors des deux pièces a capela qui encadrent la deuxième partie de la passion : le motet « Ecce quomodo moritur justus » (Voici comment meurt un juste) de Jacobus Handl (1550-1591) et la psalmodie « Gott sei uns gnädig und barmherzig » (Dieu nous soit bon et miséricordieux).
Bien que les airs ne soient pas nombreux, chaque chanteur du chœur est entendu en tant que soliste. De son timbre clair, la soprano Cécile Achille déploie des lignes mélodiques angéliques lors de son duo avec la basse Benoît Arnould « Angenehmes Mordgeschrei ! » (Agréable cri d’appel au meurtre !). Celui-ci est bien plus convaincant en Jésus, dans les récitatifs, avec sa voix à la fois autoritaire et rassurante. La soprano Rachel Redmond fait entendre une voix lumineuse, avec un délicieux phrasé qu’elle sait partager avec le public. Il est presque dommage d’entendre ses charmantes intentions dans un air d’alerte « Er kommt, er ist vorhanden ! » (Il vient, il est présent !) qui ne sied pas à son sourire. L’air « Mein Heiland » (Mon Sauveur) de la chanteuse alto Mélodie Ruvio convaincrait davantage en prenant encore soin à la gestion de son souffle et de ses phrasés. A l’inverse, le chanteur alto Leandro Marziotte possède une appréciable technique, manifeste dans les ornements, mais le timbre manque d’homogénéité entre les aigus en voix de tête et les graves en voix de poitrine. Le ténor Jeffrey Thompson séduit par son timbre et sa projection, malgré des phrasés un peu exagérés qui ne permettent pas une compréhension globale de son non moins réussi air « Mein Tröster ist nicht mehr bei mir » (Mon consolateur n’est plus près de moi). Son collègue de pupitre Nicholas Scott est très convaincant dans « Will ich doch gar gerne schweigen » (Voudrais-je maintenant le taire), notamment par sa maîtrise du souffle et du soin de sa prononciation. Enfin, la basse Manuel Walsler fait entendre une voix profonde et noble, incarnant parfaitement ses interventions en Grand-Prêtre.
Malgré cet impressionnant travail musicologique et musical, la Passion selon Saint Marc révèle un écueil, certainement déjà relevé par le public du XVIIIe siècle, qui est dû au texte : l’Évangile de Marc est un texte vivant, d’une belle simplicité, mettant en relief les divines qualités de Jésus par ses actions, plus que par ses discours. Ainsi, si les paroles de l’Évangéliste sont aisément lues comme une histoire, elles laissent peu de place à de grands airs qui font le succès des passions selon Jean et selon Matthieu. Le public du Festival Bach en Combrailles reconnaît toutefois le travail exceptionnel des musiciens par de chauds applaudissements, saluant particulièrement le chœur. Il ne manque pas de montrer sa reconnaissance aux soixante bénévoles du Festival qui, pendant une semaine, ont fait battre le cœur des Combrailles au rythme de la géniale musique de Jean-Sébastien Bach.