Le Pirate de Bellini en son berceau milanais - Yoncheva invoque La Callas
Pour mettre en scène l’arrivée des pirates, Emilio Sagi choisit d’impétueux éclairs dès le lever de rideau. La scène reste opaque, filtrée par un voile qui se lève ensuite sur le chœur de pêcheurs, qui, incités par un Solitaire, Goffredo, ancien tuteur de Gualtiero, prient pour le sauvetage des marins dans la tempête. Un jeu de réfraction-diffraction s’opère par un immense miroir au plafond, qui se penche ou se redresse et amplifie la profondeur de la scène. Se crée un effet d’oppression et de malaise, au fur et à mesure de l’argument, comme lorsque la fureur s’empare de Gualtiero qui apprend qu’Imogene est devenue Duchesse de Caldora et a eu un fils d’Ernesto, alors qu’elle était sa fiancée avant son exil forcé. Pour son arrivée triomphale après sa
victoire contre les pirates, Ernesto évolue dans un décor impérial,
au sol de marbre. Le fond de scène présente un mur où sont
enchâssés des boucliers et des épées.
Au
début du deuxième acte, un décor hivernal en fond et des chaises
renversées annoncent la tragédie à venir, le duel entre Ernesto et Gualtiero, la folie progressive d’Imogene et la mort finale de Gualtiero qui se suicide après s’être rendu à l’ennemi. À la mort d’Ernesto,
tout le décor bouge, laissant glisser, depuis le fond de scène, un
monumental catafalque rehaussé d’un tombeau. C’est
sur ce tombeau austère et régalien que tombe ensuite un voile noir,
dont l’utilisation laisse bouche bée. Imogene, en robe de deuil,
joue d’abord avec cet immense voile accroché aux cintres et qui
semble une traîne cousue à même la robe. En avançant vers le
tombeau, elle fait tomber le voile, qui décrit d’extraordinaires
circonvolutions avant de recouvrir le plateau entier et devenir un
dais gigantesque.
Le
travail sur la couleur et le contraste noir-blanc impressionne. Il y
a cet inoubliable voile noir, mais aussi le noir de la scène avant
les premiers éclairs, celui des costumes des pirates, au look actuel
de mauvais garçons. S’ajoutent le noir des dames de
compagnie d’Imogene et de la Duchesse lorsque l’intrigue
s’assombrit, le noir des chevaliers d’Ernesto en haut de forme
et costume dix-neuvième. Le blanc s’étend dans les premières
robes quasi nuptiales d’Imogene et de ses dames de compagnie et
dans le blanc virginal du costume du fils d’Ernesto. Les autres
touches de couleurs respectent les codes habituels, doré impérial,
doré des médailles qui ornent les poitrines des chevaliers, rouge
sang qui ceint Ernesto vainqueur des pirates faits prisonniers, et qui ne seront libérés qu’après l’intercession d’Imogene.
Le personnage est grandement servi par le baryton Nicola Alaimo. À son arrivée, la caractérisation est immédiate, tant son physique sied au rôle. Toute la superbe du personnage est contenue dans un port de tête altier, un sourire presque carnassier. Et la voix suit le physique, tour à tour fière, soupçonneuse, menaçante, colérique. Elle se fait sourde, en proie aux doutes et aux interrogations devant une Imogene très distante, qui finit par confesser son attachement à Gualtiero. La confrontation des époux pare la voix du baryton d’un timbre bouillonnant sous la « rage » (rabbia) et l’humiliation. Dans leur duo « Ah! fuggi, spietato » (Ah ! Cruel, fuis cette rencontre) les voix se renforcent l’une l’autre, avant que les « r » ne roulent sur le « pouvoir » (poter) dont il dispose sur Gualtiero, incarné par le ténor Piero Pretti.
Si le timbre de ce dernier est d’emblée chaleureux, le positionnement solide dans la cavatine « Nel furor delle tempeste » (Dans la furie de la tempête) et les syllabes bien détachées dès le premier récitatif « Io vivo ancor » (Je suis toujours en vie), la solidité dramatique manque à ce Gualtiero, dont l’expressivité est passablement réduite.
Le
contraste est évident avec les deux autres rôles masculins mineurs,
celui de l’autre ténor, Francesco Pittari, solide et
fougueux Itulbo, compagnon pirate de Gualtiero à la projection puissante et au jeu de scène
convaincant, et la basse sublimée de Riccardo Fassi, le
Solitaire/Goffredo, austère figure longiligne qui magnifie le rôle
par sa présence scénique. Les graves sont puisés au plus profond
du coffre et résonnent, voix de la raison face aux pêcheurs ou de
l’abattement pour ses retrouvailles avec Gualtiero.
Quel défi, pour la soprano Sonya Yoncheva, que de succéder à la Divine, de marquer Imogene de sa propre empreinte après l’incarnation de 1958. Il y a de la Callas en Yoncheva, par l’intensité de son jeu dramatique, le soin porté à la gestuelle afin de rendre une Imogene entière, riche, complexe et bouleversante, sans se cantonner à la prouesse vocale. Cette dernière est toutefois présente et se grave dans la mémoire du public. Doubles consonnes italiennes appuyées, aigus fondants ou cinglants, paroxysme de la folie poussé dans la scène finale, où, hallucinante, ses graves se font presque gutturaux.
Autre rôle féminin, mineur mais marquant, Adele, dame de compagnie d’Imogene, est magistrale sous les traits et la douceur de la mezzo-soprano Marina De Liso. Ses aigus doux, apaisants, face à la folie progressive d’Imogene, savent aussi conduire le chœur féminin.
Préparé par Bruno Casoni, ce Chœur de La Scala aux rôles multiples introduit puissamment les pêcheurs et leurs femmes, passant avec agilité d’une projection forte à des voix volontairement réduites pour la prière du chœur sur la plage. Les voix masculines, pirates gouailleurs ou soldats louangeurs d’Ernesto, déploient un timbre chaleureux qui se fera finalement solennel et glaçant à la proclamation de la condamnation d’Ernesto. Les voix féminines, elles, jouent la carte de l’apaisement dans la continuité d’Adele et font montre d’aigus délicats et mesurés et de voix enveloppantes et réconfortantes.
Ovationné dès la fin de l’ouverture, Riccardo Frizza alterne battues énergique et légère. À l’arrivée d’Ernesto, contrebasses et cuivres de l’Orchestre de La Scala apportent la juste mesure de puissance régalienne, avant de prendre une coloration funeste à l’arrivée du catafalque, sans verser dans le dolorisme. Les violons sont infiniment retenus et doux et achèvent de bouleverser le public de la mythique scène milanaise.