Un Moïse et Aaron de Castellucci indélébile à l'Opéra de Paris
Le Choeur de l'Opéra de Paris derrière l'écran qui scinde l'espace scénique © Bernd Uhlig
Composé entre 1930 et 1932, Moïse et Aaron est entièrement régi par le dodécaphonisme que Schönberg met au point après avoir épuisé les possibilités de la musique atonale. Rarement représenté car difficile à mettre en scène, Moïse et Aaron cristallise les interrogations spirituelles de Schönberg sur la religion juive, dans une Allemagne où l'antisémitisme grandit. Moïse, élu de Dieu, se heurte à son frère Aaron pour délivrer le peuple hébreux du joug de Pharaon et l'unir à l'Eternel. Si Moïse refuse de falsifier l'idée, Aaron, sa voix, ne peut résister à la séduction de l'image. Ecrit par le compositeur lui-même, le livret de Moïse et Aaron se construit ainsi autour de ce conflit entre l'idée et la représentation, l'esprit et la matière, la pensée et le verbe, la vérité et l'imposture, la foule et l'individu. Comment croire sans voir ? Comment dire sans falsifier ? Comment exister dans le nombre ?
Cette dualité, Roméo Castellucci la signifie notamment dans une nette opposition esthétique des deux actes. Subjuguant, l'acte I trouble le spectateur en questionnant sa propre réalité. Par un habile jeu de lumières et de voile, comme une démonstration du mythe platonicien, l’œil peine à comprendre si Aaron et Moïse ne sont qu'images projetées ou réalité. Castellucci parvient ainsi à donner à Moïse cette représentation immatérielle, flottante, voulue par Schönberg : « Mon Moïse ressemble, au moins quant à l’apparence, à celui de Michel-Ange. Il n’est pas du tout humain ». « Ils ne se déplacent pas dans l'espace. Ils sont plus près, Ils sont plus loin, Ils sont plus bas, Ils sont plus haut », chante ainsi le chœur, personnage clé de cet opéra, qui nous apparaît comme une masse cellulaire grouillante et originelle, peuple « élu » pour être l'« exemple pour tous les peuples » dans cette immensité sans perspective.
Le bâton de Moïse transformé par Aaron en un serpent géant robotisé © Bernd Uhlig
Des mots sont projetés au centre de ce voile translucide qui nous empêche de discerner, tout en détournant notre attention. Si les premiers font sens par rapport à l'ouvrage, les suivants s’égrènent dans une fuite rythmée par la tension de l'action jusqu'à se vider de toute évidence. Habilement, Castellucci questionne ainsi le langage et ses limites, l’indicible et le défini. La scène se transforme ensuite en un laboratoire scientifique aseptisé où se réalisent les miracles répétés d'Aaron, à l'instar de ce serpent qui prend l'apparence d'une machine semblant sortie d'un programme de la NASA. Recherche originelle sur l'existence, quête infinie de la science, leurre du langage, Castellucci s'attaque aux problématiques posées par le compositeur avec une subtilité troublante.
L'acte II bascule dans la multiplicité de l'image et met en évidence la puissance du visuel. Le voile disparaît ; Aaron fait sortir de l'encre de son bâton. La scène devient un immense espace d'art total où se jouent de nombreuses scènes orgiaques, toutes marquées par la rencontre du noir et du blanc, minutieusement réglées par la danse, avec les chorégraphies de Cindy Von Acker, la musique et la matière. Le peuple, habillé d'un blanc virginal, se convertit individu par individu. Incapable de croire à l'idée, celui-ci se pervertit avec violence dans un irrépressible et fatal besoin de sensible, maquillant les tables de la Loi d'immenses éclaboussures noires à la Jackson Pollock.
John Graham-Hall (Aaron) et Thomas Johannes Mayer (Moïse) © Bernd Uhlig
Schönberg n'ayant pas achevé l'opéra, Moïse et Aaron se clôt après deux actes sur l'échec de Moïse « O Wort, du Wort, das mir fehlt ! » («Ô verbe, verbe qui me manque !»). L'amputation du troisième acte esquissé par le compositeur autrichien semble transparaître dans la gestion de l'espace de Roméo Castellucci. Tantôt vide, tantôt plein, celui-ci se construit dans le manque et l'absorption dans une lutte insoluble.
Côté distribution, on ne pourrait pas espérer mieux. Le Chœur de l'Opéra national de Paris livre une prestation époustouflante ornée de pics dramatiques saisissants comme le « Wo ist Moses ? » de l'interlude, captant les sentiments de doute, de réticence et d'espoir dans un allemand savamment découpé. Le ténor John Graham-Hall campe un Aron impressionnant, à l'éloquence élégiaque, face au Moïse à la voix sombre et tourmentée de Thomas Johannes Mayer. L'exécution du « Sprechgesang » lourd et appesanti du baryton-basse trahit avec brio l'échec de Moses, son incapacité à convaincre par l'idée comme sa frustration intérieure. La mise en scène de Castellucci est si imposante qu'elle semble étouffer les prestations des seconds rôles.
Philippe Jordan, dans sa chorégraphie gestuelle si singulière, excelle dans l'exercice qu'il a commencé le mois dernier à la Philharmonie et qu'il poursuivra dans le cadre du cycle dédié au compositeur. Sous sa baguette, l'orchestre dompte l'âpreté de la partition de Schönberg avec génie. Ô, le verbe nous manque.
Moses Und Aron, du 20 octobre au 9 novembre 2015 à l'Opéra Bastille
Nouvelle production, co-production avec le Teatro Real de Madrid
Opéra en deux actes d'Arnold Schönberg, créé le 12 mars 1954 à l'Opéra d'Etat de Hambourg
Livret d'Arnold Schönberg
Surtitrage en français et en anglais
Direction musicale Philippe Jordan
Mise en scène, décors, costumes et lumières Roméo Castellucci
Chorégraphie Cindy Von Acker
Collaboration artistique Silvia Costa
Dramaturgie Piersandra Di Matteo, Christian Longchamps
Moses Thomas Johannes Mayer
Aron John Graham-Hall
Ein junges Mädchen Julie Davies
Eine kranke Catherine Wyn-Rogers
Ein junger Mann Nicky Spence
Der Nackte Jüngling Michael Pflumm
Ein Mann Chae Wook Lim
Ein anderer Mann, Ephraimit Christopher Purves
Vier Nackte Jungfrauen Julies Davies, Maren Favela, Valentina Kutzariova, Elena Suvorova
Dreï Älteste Shin Jae Kim, Olivier Ayault, Jian-Hong Zhao
Sechs Solostimmen Béatrice Malleret, Isabelle Wnorowska-Pluchart, Marie-Cécile Chevassus, John Bernard, Chae Wook Lim, Julien Joguet
Orchestre et Choeurs de l’Opéra national de Paris
Maîtrise des Hauts-de-Seine / Choeur d’enfants de l’Opéra national de Paris
Chef des Choeurs José Luis Basso
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(Cover : © Bernd Uhlig )