Diluka, Deshayes, des mers, des frontières à Nanterre
Un battement de cœur assourdissant, dans le noir, pose d'emblée l'émotion de la soirée et son tempo, celui du premier morceau, la plus célèbre transcription -signée Alexandre Siloti- d'un Prélude de Bach : celui en mi mineur transcrit en si mineur, ce qui permet notamment à la pianiste Shani Diluka de répéter dans une douce obstination la descente de basse à la main gauche (mi-ré-do-si). Une basse obstinée qui se retrouve note pour note dans l'accompagnement musical du film ensuite projeté, Human : la Terre et des Hommes, de Yann Arthus-Bertrand (film soutenu par la Fondation Bettencourt Schueller) :
L'émotion y est esthétisée, filmée de très loin et surtout de très haut (la marque de Yann Arthus-Bertrand), mais elle alterne également avec des plans serrés sur les visages, ce qui fait le lien avec la séquence suivante : les témoignages glaçants de toutes parts des belligérants modernes (le témoignage croisé de soldats américains et de civiles musulmanes ; deux pères, un israélien et un palestinien ayant chacun perdu leur fille mais refusant le cercle vicieux de la violence et dénonçant chacun leur société comme inculquant la haine de l'autre). Une perspective historique est même offerte avec le témoignage d'une juive sauvée non seulement par des Justes mais par un officier nazi et sa famille. Ce sont ensuite huit migrants, venus sur la scène de Nanterre, qui racontent tour-à-tour leurs persécutions, leur périple, leurs amis perdus, leurs espoirs inquiets.
La transition, et précisément l'absence de transition avec la suite du programme, et notamment l'entrée de Karine Deshayes dans une robe rouge à facettes a de quoi gêner, mais elle incarne la vie qui continue, elle reflète la lumière espérée, a fortiori puisque les deux femmes (Diluka l'accompagnant) interprètent Schubert, l'ultime espérance au bout des peines humaines. D'autant que la mezzo-soprano troque son habituel appui fort sonore pour laisser affleurer des sanglots tout au fond de sa gorge (avec de fait une ligne un peu trop basse). La nostalgique Ständchen (Sérénade) s'allège cependant et rend hommage An die Musik (À la musique). La chanteuse y retrouve son lyrisme, mais la médaille de cette amplitude a son revers dans la prosodie. Son allemand trop rond et chaud fond l'articulation des doubles consonnes (notamment le "rz", pourtant fondamental pour le romantisme allemand qui fait rimer Herz et Schmerz : cœur et peine). Deshayes suit sa partition dans un protège-cahier muni d'une sangle. Y glissant sa main, elle peut ainsi se mouvoir naturellement en suivant sa ligne écrite. Le support l'accompagne, la figeant bien moins que le pupitre auquel elle revient ensuite.
La deuxième partie de la soirée est dédiée aux Correspondances : aussi bien entre les arts que dans le sens de "lettres écrites" : celles échangées entre Clara et Robert Schumann sont lues et récitées par la voix médium grave de Jean-Michel Dhuez, contrepointant les Lieder L'Amour et la Vie d'une femme (Frauenliebe und -leben) cycle de Schumann sur des poèmes d'Adelbert von Chamisso. De même, un extrait des chroniques de Stendhal dédiées à Rossini introduit trois mélodies du compositeur, dans trois langues (une nouvelle illustration de la concorde fraternelle). Deshayes retrouve pleinement sa voix dans l'italien (Belta crudele), avec son amplitude qui sait se conserver et même porter les vocalises aussi lyriques qu'agiles. La pianiste retrouve sa légèreté avec Nizza (en français dans le texte : "je puis sans peine, Dans les beautés de Gêne, Trouver plus douce reine ; Mais Plus beaux yeux, jamais !"). Un français aux accents espagnols qui trouve sa plénitude avec la Canzonetta spagnuoala.
Pour mener à cette conclusion et justifier les choix de sa carte blanche, Shani Diluka aura notamment présenté le Lied de Schubert transcrit par Liszt pour piano seul : Auf dem Wasser zu singen. Bien entendu, et l'artiste le revendique, il est impossible d'entendre ce titre "À chanter sur l'eau", sans penser au sort des migrants. Un lien tragique et métaphorique qui est le fil rouge de la carte blanche (il était déjà présent dès le début du concert : la basse obstinée tombant comme dans la mer, car elle rappelle évidemment le destin et la ligne musicale du Lamento de Didon). Le programme aura donc voulu montrer que les tragédies sont encore d'actualité et qu'elles peuvent être sublimées par l'art.
Comment supporter autrement la guillerette Sylvia après les témoignages glaçants, les enfants morts, la Méditerranée transformée en cimetière pour les corps et les espoirs des migrants ? Comment aller au concert sinon, malgré tout ?