Sobre et intense Orphée et Eurydice au Théâtre des Champs-Élysées
Le rideau noir s'ouvre sur un décor minéral : une scène jonchée de pierres, sur laquelle s'avancent des choristes tout de noir vêtus, préfiguration des ombres infernales. À l'avant-scène, à cour, une tombe est creusée, destinée à recevoir le cadavre d'Euridice, au milieu des lamentations du chœur et des plaintes d'Orfeo. À la faveur d'un subtil jeu de lumières, cet espace devient ensuite celui des Enfers rouges et inquiétants où Orfeo cherche Euridice.
Qu'il s'agisse des Enfers ou de la terre, la construction des espaces scéniques repose beaucoup sur les lumières dans la mise en scène de Robert Carsen. Conçues par le metteur en scène avec Peter Van Praet, celles-ci ont une fonction à la fois métaphorique et pratique. Elles permettent d'instaurer des ambiances, d'un gris froid ou d'un orange chaleureux, proche d'un jaune d'or, et témoignent ainsi des états d'âme des personnages. Dans le même temps, elles peuvent aussi faire évoluer l'espace pour passer d'un lieu à un autre. Quelques objets et les corps en jeu y contribuent également. Ainsi, aux Enfers, les choristes allongés, le costume recouvert d'un linceul, sont les ombres qui hantent les lieux, mais évoquent aussi les flots du Styx.
Si la pierre caractérise la terre, les Enfers sont le lieu du feu, ce que rappellent les nombreuses vasques disposées en cercle et d'où s'élèvent des flammes. Le jeu avec les éléments se poursuit quand Orfeo connaît un apaisement en retrouvant Euridice : les flammes laissent place à l'eau, que les choristes se versent d'une vasque à l'autre. C'est enfin l'air et la pierre que le couple retrouve en remontant sur terre. La nature est ainsi présente tout au long du spectacle à travers les quatre éléments qui forment « la charpente de notre monde », comme l'indique Robert Carsen dans le programme de salle. Il s'agit bien de rappeler le caractère à la fois sensible et universel du mythe d'Orphée.
Traditionnellement, les dieux des Enfers, émus par le chant d'Orfeo, acceptent de lui rendre Euridice à la condition qu'il ne la regarde pas avant le retour sur terre. Parce qu'Orfeo se retourne, il perd sa bien-aimée à jamais. Mais l'opéra de Gluck, dont le Théâtre des Champs-Élysées présente la version viennoise de 1762, se caractérise par un lieto fine (une fin heureuse) : Amore intervient pour réunir les deux amants. Auparavant, les pires tourments ne leur auront cependant pas été épargnés, offrant aux interprètes l'occasion de montrer tout leur talent de tragédien.
Philippe Jaroussky (qui nous parlait notamment de cette production en interview) prête sa voix sonore de contre-ténor à Orfeo. Les graves manquent parfois de densité, mais les aigus sont charnus, le médium moelleux et le chanteur donne à entendre toute la peine de son personnage. Le jeu est sobre, principalement marqué par la tension vers la terre où se trouve la bien-aimée : le chanteur, souvent assis ou allongé, se relève parfois dans une envolée tragique, avant de s'effondrer de nouveau. Ses « Euridice ! » ont des accents déchirants et les plaintes sont incarnées, sans cabotinage. Enfin, il propose une interprétation très réussie de son air le plus célèbre, « Che farò senza Euridice », en alliant expressivité et beau chant.
La soprano Patricia Petibon, avec sa voix chaude et puissante, aux reflets ambrés, est une interprète de choix pour Euridice. Si elle n'intervient que tardivement dans l'œuvre, son apparition est remarquable par l'intensité de son chant et de son investissement dramatique. Les inflexions de la voix rendent compte à la fois de la douleur et de la colère d'Euridice, qui ne peut comprendre pourquoi Orfeo refuse obstinément de la regarder. Avec ce rôle, Patricia Petibon témoigne une nouvelle fois de son talent non seulement de chanteuse, mais aussi d'actrice. Elle s'accorde aussi très bien avec son partenaire : la densité et l'ampleur des deux voix sont homogènes et la réussite du dernier acte doit beaucoup à la qualité des interprètes.
L'Amore d'Emőke Baráth est dense et énergique, parfois presque mutin. D'abord vêtu et coiffé comme Orfeo, il apparaît ensuite avec le costume et la coiffure d'Euridice à la fin du spectacle. Il se situe ainsi entre les deux amants, représentant tour à tour l'énergie de l'un et celle de l'autre. La soprano séduit par le timbre fruité d'une voix qui porte aisément, douce sans être frêle.
Aux côtés des trois solistes, le Chœur de Radio France, dirigé par Joël Suhubiette, est engagé tant musicalement que dramatiquement. Le jeu est précis, au service d'un ensemble conçu avec minutie, parfois comme chorégraphié. Les jeux d'ombre, en particulier, sont très réussis. Tour à tour calmes ou exaltés, sinistres ou enjoués, proches ou éloignés d'Orfeo, les choristes participent pleinement à l'action dramatique, tout en proposant une interprétation musicale douée d'une belle énergie. Dans la fosse, sous la baguette enlevée de Diego Fasolis, les musiciens de l'ensemble I Barocchisti soignent les contrastes et marquent les nuances en étant toujours attentifs aux chanteurs. Quelques silences joliment ménagés favorisent par exemple une autre écoute des voix, une attention accrue que peut accompagner un léger frisson. Chanteurs et musiciens apportent ainsi le relief qui manque parfois à la mise en scène.
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